Mohamed Ali est une telle attraction à lui tout seul qu’il suffit de l’observer pour prendre la mesure de sa stature légendaire de sportif et d’activiste. Le réalisateur Antoine Fuqua en est parfaitement conscient. Il laisse donc le grand boxeur s’exprimer par sa grande gueule dans What’s My Name Muhammad Ali, un documentaire fort instructif, disponible sur le replay d’OCS dans le cadre du partenariat de la plateforme française avec la chaîne payante américaine HBO. Ce n’est certes pas le premier film consacré à cette figure mythique du ring, déjà mis sur le piédestal de la fiction à travers Ali de Michael Mann et sur celui du documentaire par When We Were Kings de Leon Gast. Mais comme ces deux hommages-là remontent déjà à près de vingt ans, voire plus, il nous paraît nullement prématuré de revenir sur le destin typiquement américain de celui qui est né Cassius Clay en janvier 1942 et qui nous a quittés il y a bientôt quatre ans.
Deux qualités majeures distinguent ce documentaire fleuve, découpé en deux parties dont la durée totale est curieusement inférieure de dix minutes à celle de la version américaine. D’abord, la mise en scène y fait preuve d’une efficacité et d’une simplicité formelle que l’on ne soupçonnait guère de la part du réalisateur responsable de films au ton aussi peu subtil que Training Day, La Chute de la Maison Blanche et Equalizer. C’est presque exclusivement du matériel d’archives qui sert ici à retracer la biographie de Mohamed Ali : principalement les enregistrements de ses matchs mythiques et de ses apparitions fanfaronnes dans les talk-shows américains, ainsi que de rares repères historiques permettant de créer le contexte social qui avait forgé le caractère bien trempé du meilleur boxeur de tous les temps, selon lui. Aucun commentaire de spécialistes, ni souvenirs nostalgiques de compagnons de route, juste des citations directement en voix off des poèmes et autres prises de parole controversées de la part du contemporain de Malcolm X et Martin Luther King. De même, des prises récentes se font extrêmement discrètes, puisque nous en avons seulement repéré en guise d’introduction du centre d’entraînement archaïque du champion sur le retour, construit en Pennsylvanie.
Puis, l’équilibre entre la dimension sportive de la vie d’Ali et sa personnalité plus grande que nature de converti à l’islam et d’objecteur de conscience à l’heure socialement explosive de la guerre du Vietnam y est plutôt prodigieux. Bien qu’il soit impossible de résumer une vie aussi haute en couleurs en deux heures et demie, les choix opérés par Antoine Fuqua s’avèrent finalement probants. Car le réalisateur dispose de la sagesse suffisante pour ne pas ambitionner une exhaustivité illusoire – la vie privée de Mohamed Ali, marié quatre fois et père de neuf enfants, est complètement passée sous silence – , mais également d’un regard assez objectif pour ne pas s’arrêter à une énième hagiographie illustrée.
Aux victoires incroyables et au cycle inouï d’une renaissance après l’autre succède alors une période de déclin aussi longue et pénible que celle de Frank Sinatra, un autre pilier de la culture populaire américaine du siècle dernier, qui avait misérablement raté le moment opportun pour tirer sa révérence. L’aspect le plus étonnant de la structure du documentaire est alors le pied d’égalité relatif sur lequel est mis la soixantaine d’affrontements de la carrière professionnelle d’Ali, en parfaite harmonie avec les fluctuations inhérentes au parcours d’un sportif de très haut niveau. L’absence d’emphase sur le titre de champion du monde, remporté à trois reprises, accentue encore plus l’humiliation de la légende vieillissante déjà très marquée, d’un point de vue physique, quand elle aurait mieux fait de raccrocher définitivement ses gants des années plus tôt.
Quelle place Mohamed Ali occupe-t-il de nos jours dans le panthéon du sport et de la conscience collective aux États-Unis ? What’s My Name Muhammad Ali ne prétend nullement donner une réponse toute faite, aseptisée à force d’être consensuelle, à cette question générale sur la longévité d’un mythe. Le documentaire de Antoine Fuqua préfère fournir sobrement un maximum d’informations sur cet homme d’exception, qui adorait se mettre en scène, quitte à rester toujours un peu mystérieux derrière cette façade extravertie. Le regard bienveillant de la mise en scène n’en fait point un héros sans reproche et encore moins le bouc émissaire de l’échec sur la durée du mouvement civique de la communauté afro-américaine, plus malmenée que jamais par l’inégalité des chances et des moyens dont elle dispose dans son pays. Il œuvre davantage à nous procurer le matériel historique nécessaire, afin de nous permettre de nous en faire notre propre image. Ce qui constitue, depuis toujours, l’une des vocations élémentaires de tout bon documentaire.