On ne peut que regretter amèrement que le cinéma français contemporain ne dispose plus d’un grand acteur populaire de la carrure de Jean Gabin ! Alors que sa filmographie d’après-guerre ne comporte quasiment plus de chefs-d’œuvre de l’avant-garde du cinéma français, elle est riche en rôles taillés sur mesure pour ce comédien hors normes. Encore disponible jusqu’à la fin du mois sur le replay d’OCS, Le Baron de l’écluse en est certainement un. Tous les registres du talent considérable de Gabin y sont mis à contribution, moins par la mise en scène serviable de Jean Delannoy que par l’adaptation curieuse, mais en fin de compte gagnante, d’une nouvelle de Georges Simenon, mise en paroles par les dialogues toujours aussi magnifiquement savoureux de Michel Audiard.
Ce Baron Jérôme Napoléon Antoine, que Gabin campe avec une gouaille aussi irrésistible que pleine de sagesse, est manifestement un grand seigneur aux pieds d’argile. Sa réputation le précède dans les cercles mondains de Deauville, où la façade de l’apparence privilégiée cache en fait assez mal ses difficultés financières constantes. C’est un joueur invétéré, qui joue avant tout sa survie sociale et matérielle. Son fond de commerce volatile est son lourd passif d’une vie bien remplie, composé d’exploits de guerre, de conquêtes qui le considèrent désormais comme un ami et un confident, ainsi que de relations un peu partout, qui lui permettent de se tenir à flot d’un point de vue financier, jusqu’à ce que sa chance tourne à nouveau au casino.
Cet aspect-là du personnage, Jean Gabin le maîtrise bien sûr à la perfection, avec son petit air d’imposteur toujours un peu gêné par son embarras, qu’il sait pourtant balayer en un tour de passe-passe et quelques reconnaissances de dettes qui ne seront jamais honorées. Personne n’est vraiment dupe de son manège. Son aura d’aristocrate plus grand que nature, voire indispensable pour le maintien du prestige des lieux qu’il fréquente, le sauve toutefois à plusieurs reprises de situations pernicieuses. Il est en quelque sorte le roi du circuit, peuplé par une haute société internationale, qui adorerait presque se faire exploiter par ce bon vivant à la compagnie plaisante.
Après cette mise en bouche délicieuse, Le Baron de l’écluse change plutôt brusquement de ton pour mieux basculer du côté de ce que l’on peut appeler une publicité en faveur d’une vie plus tranquille à la campagne. Quelques traits de propagande bucolique y seraient même à distinguer, si la gentillesse de la réalisation ne dissiperait pas avec une certaine efficacité nos soupçons quant à une éventuelle tendance réactionnaire, à l’œuvre dès que la coqueluche de la jet set sort de son habitat naturel. Elle n’est pas la seule à faire le déplacement, puisque la sublimement élégante Micheline Presle l’accompagne, en guise de reflet féminin d’une vie vécue aux crochets des autres. Aucun reproche moralisateur n’est à signaler ici, juste un élan collectif, parmi ces deux partenaires de combines, de profiter d’une parenthèse de deux jours d’escale afin de faire ensemble un point salutaire.
Le résultat de tant d’introspection enjouée sera une existence bien rangée pour l’une, auprès de Jean Desailly en magnat viticole de province à l’enthousiasme romantique un peu trop juvénile pour être honnête. Pour l’autre, il est devenu au fil du récit un archétype supplémentaire de la panoplie de personnages de prédilection de Jean Gabin, à savoir le meilleur pote des classes populaires, un homme au cœur en or qui ne pense qu’aux autres. Il aurait pu, lui aussi, opter pour un nouveau quotidien aux antipodes de sa vie d’avant, rythmée de nuits blanches passées à tenter le sort par le biais des cartes dans des chambres d’hôtel enfumées avec vue sur la Riviera. Que le scénario laisse in extremis planer le doute sur le chemin qu’empruntera ce personnage irascible est alors tout à son honneur, à l’image du trait authentique avec lequel il esquisse les personnages secondaires, aux deux extrémités du spectre social dans la France du début des années 1960.
Le Baron de l’écluse est un monument filmique à la gloire de Jean Gabin comme on les aime : la confirmation adroite des capacités remarquables d’un acteur, dès lors sur la dernière lignée droite d’une illustre carrière, au lieu d’une quête foisonnante de facettes jusque là restées inexplorées, soit, mais néanmoins un divertissement de toute beauté, aussi vif de nos jours, grâce à la restauration numérique entreprise récemment par TF 1, que lors de sa sortie il y a soixante ans.