Lors de nos promenades matinales dans les rues de Paris sous l’emprise du confinement, on les croise par dizaines, voire par centaines, ces coureurs à l’élan plus ou moins gracieux, qui tentent de profiter du mieux qu’ils le peuvent de la fenêtre temporaire avant dix heures pour pratiquer une activité sportive. Si ces jambes lourdes, parfois au pas de course si laborieux qu’on atteint presque leur vitesse en marchant vite, ne nous donnent guère envie de les rejoindre, le visionnage de l’excellent documentaire Free to Run, encore disponible sur le replay d’OCS pour les deux prochains jours, hélas exclusivement en version française, risque sensiblement plus de nous faire changer d’avis. Le réalisateur Pierre Morath y établit la chronique de la course à pied en tant que sport récréatif d’une façon agréablement nuancée, sans prétention d’exhaustivité, ni fanatisme dopé à l’endorphine.
En effet, cela peut paraître étonnant de nos jours, quand le fait de connaître personnellement des marathoniens n’a plus rien d’exotique, mais la pratique soutenue de la course en tant que phénomène social largement répandu n’existe que depuis environ un demi-siècle. Auparavant, courir pour le plaisir, en petite tenue de sport sauvagement improvisée, relevait de l’aberration athlétique, pratiquée seulement par quelques rares initiés. Il a ensuite fallu des pionniers en la matière, du nom de Noël Tamini, Kathy Switzer, Steve Prefontaine et Fred Lebow, afin d’œuvrer, de concert ou en individuel, à la démocratisation de ce qu’est désormais la plus populaire des disciplines. Un long chemin semé d’embûches que la narration par la voix à la fois calme et déterminée de Philippe Torreton retrace avec un minimum de pathos. Car c’est avant tout la satisfaction personnelle et quasiment spirituelle que chaque coureur est censé tirer de l’épreuve physique qui est mise à l’honneur ici, au rythme des hauts et des bas collectifs d’un sport toujours pas prêt de passer de mode.
Plusieurs aspects de cette montée populaire en puissance sont traités par le documentaire avec une fluidité appréciable, qui ne borde heureusement pas à la superficialité. Les balbutiements au charme amateur des premières courses organisées entre amis dans les quartiers les moins touristiques de New York et du magazine spécialisé suisse réservé à un public confidentiel d’abonnés fous furieux ne sont ainsi que la première étape sur la longue distance qui a mené ce sport vers les enjeux économiques majeurs qui pèsent dorénavant sur lui. Ce constat est agencé progressivement par la narration, sans crier au méchant loup mercantile, mais sans négliger le côté financier non plus que toute activité tant soit peu populaire devra gérer à un moment ou un autre. La joie d’avoir accompli d’importantes avancées en termes d’émancipation des coureuses cohabite alors toujours un peu avec des revers plus ou moins sévères, illustrés d’une manière particulièrement parlante à travers l’arrivée au stade de Los Angeles du premier marathon féminin de l’Histoire olympique en 1984.
Le prochain marathon de New York est prévu pour le 1er novembre 2020. Qui peut savoir si, d’ici là, la situation sanitaire aux États-Unis et dans le monde permettra de tenir la 50ème édition de cet événement devenu incontournable sur le circuit des coureurs avisés ? Car en ces temps incertains, c’est avant tout une remarque de Noël Tamini qui résonne en nous, disant que tout va bien, tant qu’on pourra courir dans la forêt quand et comment on le souhaite. Free to Run promeut doublement cette très belle idée de la liberté : d’un côté en faisant du sport un vecteur de progrès social et de l’autre en perpétuant sa vocation conviviale en tant que repère variable d’une civilisation en crise.
N’attendez donc pas que les beaux jours reviennent, dans tous les sens du terme, et chaussez vos baskets pour faire quelques petites foulées autour de votre pâté de maisons, aux heures autorisées !