On n’insistera jamais assez sur les conditions de visionnage qui peuvent influer, en bien ou en mal, sur notre appréciation d’un film. Ainsi, on avait vu Fort Saganne une première fois il y a de nombreuses années, sur une VHS fatiguée à la Bibliothèque du Film, qui se trouvait encore à ce moment-là du côté de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Inutile de préciser que ce n’est nullement le contexte idéal pour découvrir ce genre de film épique sur l’immensité du vide dans le désert. Sans surprise, il ne nous avait pas laissé une impression durable, voire pas d’impression du tout. Le revoir ou plutôt réellement le voir pour la première fois dans le contexte du confinement épidémique sur un petit écran d’ordinateur est de même au mieux un pis-aller. Grâce au travail éditorial d’OCS, la plateforme de vidéo par abonnement d’Orange de laquelle le film d’Alain Corneau vient d’être supprimé, on a néanmoins pu en apercevoir un reflet plus fidèle, en théorie plus proche de ce que cette épopée majestueuse donnerait sans doute sur grand écran.
Car Fort Saganne appartient à un type de film qui n’est hélas plus du tout produit de nos jours : la grande aventure historique au héros tragique, qui se trouvait jadis au cœur de la concurrence accrue entre l’industrie du cinéma et celle du petit écran, jugé alors trop étriqué pour accueillir pareil spectacle. A première vue, on pourrait y soupçonner également un retour au vieux réflexe colonial d’une France peut-être encore un tout petit peu nostalgique, au milieu des années 1980, de cette époque soi-disant glorieuse. Un fond idéologique douteux qui contribue à l’attente du souffle épique au début de la durée considérable du film de près de trois heures. Sauf qu’à l’image du héros en devenir – un rôle par ailleurs taillé sur mesure pour le spectre considérable du talent de Gérard Depardieu, du prolétaire révolté au séducteur à la virilité aux pieds d’argile – , la narration prend son temps avant d’imposer ses repères romanesques. Nous suivons ainsi ce militaire vaguement idéaliste en mission au début des années 1910 du côté du Sahara. Un territoire qu’il ne comprend pas encore, mais dont il attrapera irrémédiablement la fièvre passionnelle au fur et à mesure de ses accomplissements guerriers.
Des exploits dont la réussite se heurtera plus souvent à l’incapacité de Saganne de se conformer au jeu tordu de l’armée française qu’à son propre manque de courage ou de détermination. Plusieurs caractéristiques d’un officier exemplaire sous la Troisième République lui font en effet défaut, comme la bonhomie aristocrate et, elle aussi, trouble de son supérieur direct Dubreuilh, interprété avec un cynisme magistralement désabusé par Philippe Noiret, ou bien l’aveuglement inhumain de Baculard, un tueur fanatique à qui Michel Duchaussoy confère toute la folie de l’appareil militaire en une brève séquence mémorable. Le personnage principal ne fait pas davantage partie des fantaisistes loufoques, comme le jeune Hippolyte Girardot en toubib mélomane. Non, il serait probablement plus concluant de le rapprocher de ces amoureux de la solitude du désert, dans la lignée de T.E. Lawrence dans Lawrence d’Arabie. Ce qui supposerait qu’il trouve dans cet espace immense, où il n’y a que sable et chaleur, une forme de quiétude intérieure, plus forte que toutes les autres tentations existentielles réunies. Or, pareil calque d’un cheminement spirituel tout tracé manque de précision pour réellement cerner l’essence de cet homme, autant un héros malgré lui qu’un éternel insatisfait.
Contrairement au destin romanesque du bédouin par adoption interprété si parfaitement par Peter O’Toole pour David Lean, celui de Charles Saganne comporte une partie romantique tout à fait substantielle. Il a beau enchaîner les conquêtes, curieusement ce n’est guère lui qui prend l’initiative pour les coups d’un soir ou les relations passionnelles plus suivies. En quelque sorte, les femmes lui tombent littéralement dessus. D’abord la jeune Sophie Marceau, qui sait s’armer de patience avant d’achever ses manœuvres de séduction. Puis Catherine Deneuve, trois ans après avoir déjà fait équipe avec le réalisateur et sa vedette dans Le Choix des armes, aux stratagèmes érotiques encore plus farfelus, quoique sabordés par l’imprévisibilité à plusieurs niveaux de l’homme de ses rêves. Car au fond, le protagoniste a autant tendance à hésiter, puis à se lancer instinctivement, c’est-à-dire sans réfléchir, du côté du plumard que sur le champ de bataille.
Alain Corneau mène cette trame épique avec une souveraineté bluffante, très avare en petits écarts comme la partition de Philippe Sarde, parfois trop envahissante. Il réussit même à faire de Florent Pagny un acteur pas seulement séduisant, mais également à peu près crédible dans le rôle du petit frère, obligé de s’accommoder d’une réplique encore plus chaotique que le parcours privé et professionnel de son aîné. Surtout, Fort Saganne finit par se défaire de tout soupçon de condescendance coloniale, grâce à sa prise de conscience à l’égard de la futilité de toute action guerrière, voire de sa sublimation encore plus illusoire par des cérémonies de commémoration posthume.