La question de la culpabilité est traitée avec une élégance typiquement britannique dans ce film de l’après-guerre, encore disponible pendant une semaine sur la plateforme de vidéo par abonnement MUBI. Écrit par le principal moralisateur chrétien de l’époque Graham Greene, le scénario de Première désillusion a certes tendance à forcer le trait sur le rôle trouble des personnages. Mais la mise en scène de Carol Reed réussit à naviguer calmement le récit à travers une tempête d’influences de divers genres, qui aurait pu lui être fatale. Un conte sur le désenchantement d’un enfant parti à la découverte du monde des adultes, un mélodrame romantique ou bien un thriller à la gloire de Scotland Yard ? Ce film est en quelque sorte tout cela à la fois, même si une certaine ambiguïté du ton lui évite de se cantonner à l’un ou l’autre.
Il y a un petit air néoréaliste qui plane sur le personnage principal du film, un garçon un brin gâté à qui l’interprétation de Bobby Henrey confère un potentiel d’agacement jamais entièrement exploité, à notre plus grand soulagement. Phile, le fils de l’ambassadeur français à Londres, appartient à ces enfants issus d’un certain milieu social, qui entretiennent une relation affective beaucoup plus proche avec les employés de maison en charge d’eux qu’avec leurs parents, mis à l’écart par leurs obligations professionnelles. A bien des égards, c’est encore un gamin, aux caprices bien rodés, dont le meilleur ami est un petit serpent qu’il cache au regard désapprobateur de l’épouse acariâtre de son autre confident, le fidèle majordome Baines. Au fil de l’intrigue, il devra suivre quelques leçons édifiantes sur les secrets, qui peuvent vite devenir des mensonges dans l’univers traître des adultes. Un processus d’apprentissage dont le personnage juvénile ne sort évidemment pas indemne, selon le propos toujours aussi moralement rigide de Greene.
Toutefois, ses interlocuteurs aînés se distinguent par des traits de caractère moins sommaires, bien que le rapprochement avec des références filmiques majeures risque, là aussi, de porter préjudice au plus solide Première désillusion. Ainsi, la relation en cachette entre le stoïque Ralph Richardson – un magnifique prédécesseur de toutes ces figures de serviteurs au cinéma, dont l’extrêmement effacé Anthony Hopkins dans Les Vestiges du jour de James Ivory reste notre majordome préféré – et Michèle Morgan, bien trop belle pour être crédible comme simple secrétaire, rappelle forcément celle, antérieure de seulement trois ans, dans le chef-d’œuvre du cinéma britannique Brèves rencontres de David Lean. Et le caricatural élément perturbateur de l’histoire, Sonia Dresdel dans le rôle de Madame Baines, peut facilement être interprété comme une variation de la gouvernante au tempérament dictatorial, campé par Judith Anderson dans Rebecca de Alfred Hitchcock.
Si l’on fait autant appel à des références cinématographiques connues, c’est aussi parce que ce film-ci n’arrive jamais tout à fait à trouver sa propre voie. La réalisation de Carol Reed, nommée à l’Oscar en pleine invasion britannique d’Hollywood, a beau être d’une élégance sans reproche, à l’affût du moindre plan lourd de sens et simultanément adepte d’un rythme de découpage soutenu, elle reste avant tout au service d’un scénario, qui s’évertue au contraire à multiplier les fausses pistes. L’alternance incessante du souffle narratif entre le chaud et le froid, entre le point de vue terrorisé de l’enfant et celui sensiblement plus désabusé des adultes, finit alors par être plus frustrante que réellement intriguante.