Changement radical de programme dans notre sélection de cinéma à la maison par défaut avec cet objet filmique aussi intéressant qu’irritant. Les Funérailles des roses nous offre une virée vertigineuse dans le milieu des bars gays au Japon, à une époque où pareille culture alternative sortait tout juste du placard de l’autre côté du Pacifique. Tellement vertigineuse en fait que l’on ne sait souvent plus trop où on en est, entre la fiction et le documentaire, l’essai expérimental et la mise en scène théâtrale. Une chose est sûre cependant : le réalisateur Toshio Matsumoto ne cherche guère à rendre plus acceptable aux yeux de l’opinion publique dominante le milieu décrit dans son film, peuplé de personnages marginaux. Il ne s’adonne pas non plus à l’exercice fâcheux de la foire de parias, ces monstres exclus sans appel de la société nippone, étroitement gouvernée par un code comportemental strict. Non, son objectif principal paraît être d’interpeller, par voie d’une œuvre cinématographique proprement inclassable.
Contrairement à ce que laisse supposer la bande-annonce du film, la dimension documentaire de ce dernier constitue au mieux un point annexe. De brefs entretiens de jeunes Japonais travestis viennent certes ponctuer de temps en temps le récit. L’éventail thématique de leurs questions demeure par contre très réduit. Il s’enferme entre, d’un côté, le respect scrupuleux de la pudeur propre à la culture japonaise et, de l’autre, une curiosité assez maladroite à l’égard d’un style de vie considéré encore comme exotique. De surcroît, la fonction d’ancrage de ces interventions pleines de candeur dans une réalité sociale plus crue a tendance à se perdre dans la structure globale du film. Celle-ci s’apparente avant tout à un véritable fourre-tout formel, à la fois le signe indubitable de la révolution des formes expressives dans toutes les disciplines artistiques à la fin des années 1960 et l’indicateur sans faille de son aspect démodé pour l’œil d’un spectateur des années 2020, plus tellement habitué à tant de spasmes visuels.
Puisque dans le monde des travestis japonais de cette époque-là tout paraît tourner autour de la mise en scène, le réalisateur et scénariste a choisi une intrigue plutôt convulsée pour leur rendre hommage. La référence à Œdipe roi de Pier Paolo Pasolini, sorti deux ans plus tôt, y est soutenue. Mais ces histoires de concubinage, de jalousie et d’inceste représentent en fin de compte la partie la moins passionnante du récit. Le dispositif du film dans le film, avec une équipe de tournage formée par des intellos drogués, des révolutionnaires de pacotille dont le leader se fait appeler Guevara, ne produit hélas pas davantage de pertinence. Ce sont au contraire autant de diversions qui éloignent le propos du film d’un regard sans préjugés, ni subterfuges formels sur ces personnes évoluant à peu près fièrement dans l’ombre de la société, au Japon et ailleurs.
Chacun de la quarantaine de films disponibles actuellement sur le Vidéo Club Carlotta a sérieusement le potentiel d’être une formidable découverte. Il ne s’agit pas exclusivement de chefs-d’œuvre, admettons-le, mais de films exigeants, à des milliards d’octets des divertissements parfaitement interchangeables proposés par la concurrence. Ainsi, Les Funérailles des roses vaut autant le détour pour son sujet hors des sentiers battus du statu quo moral, qui allait manifester encore pour longtemps que du dédain envers ces précurseurs d’une définition plus fluide des genres, que pour une confrontation ouverte avec son concept formel plus spécifiquement daté.