Black Journal
Italie : 1977
Titre original : Gran bollito
Réalisation : Mauro Bolognini
Scénario : Luciano Vincenzoni, Nicola Badalucco
Acteurs : Shelley Winters, Max von Sydow, Renato Pozzetto
Éditeur : Rimini Éditions
Durée : 1h52
Genre : Drame, Horreur
Date de sortie cinéma : 17 avril 1985
Date de sortie DVD/BR : 19 novembre 2019
Italie, 1938. Lea, une femme du Sud de l’Italie émigrée au Nord, voue un amour excessif à son fils unique, Michele. Elle offre toutes les apparences d’une femme affable, invitant ses voisines à prendre le thé, leur vendant un savon qu’elle fabrique elle-même et qui rend la peau très douce. Mais, derrière cette façade respectable se cache un terrible secret…
Le film
[3,5/5]
Si certaines actrices semblent éprouver des difficultés à supporter le poids des années et courent après la jeunesse éternelle à grands renforts d’injections et de modifications corporelles, d’autres au contraire ont su aborder leur vieillissement avec une certaine sérénité. Véritable sex symbol dans les années 40, Shelley Winters (1920-2006) a par exemple parfaitement su faire évoluer sa carrière en parallèle avec l’image qu’elle renvoyait d’elle-même. Ainsi, au tournant des années 70, l’actrice a su accepter l’altération naturelle de son physique et a fait le choix habile de composer avec sa carrure et ses traits de femme de 50 ans. Cette volonté de s’assumer pourra bien sûr ne pas être du goût de tout le monde, surtout en ces temps où l’on juge si aisément du physique des acteurs et surtout des actrices, dès qu’il ne rentre plus dans la « norme » imposée par les médias. On a ainsi pu récemment lire sur un site concurrent, de la part d’un journaliste sérieux et très réputé, que « son volume était à peu près du même calibre que celui de Gérard Depardieu aujourd’hui ». L’élégance à la Française… Si on est loin de faire dans le politiquement correct sur critique-film.fr, on avoue avoir été un peu surpris à la lecture de ce passage aux doux relents de « grossophobie » – qui n’a pas été écrit par Eric Zemmour mais par un critique ayant contribué aux grandes heures d’une revue culte des années 80. Ceci dit, on ne doute pas que ledit passage ne manquera pas d’être édité / censuré dans les prochains jours par le site l’ayant publié…
Mais revenons à nos moutons. Probablement très marquée par la prestation de Shirley Stoler dans Les tueurs de la lune de miel (Leonard Kastle, 1970), Shelley Winters prendra donc le parti d’assumer totalement son apparence et de jouer sur ses allures de matrone, sur la sévérité de ses traits et l’expressivité fiévreuse de son regard. Durant cette décennie, elle incarnera donc deux figures maternelles absolument dénaturées, toutes deux inspirées de criminelles ayant réellement existé : Ma Barker dans Bloody Mama (Roger Corman, 1970) et Leonarda Cianciulli dans Black journal (Mauro Bolognini, 1977).
S’ils mettent tous les deux en scène un personnage de mère ultra-possessive perdant peu à peu la raison, le film de Roger Corman et celui de Mauro Bolognini n’ont au final que très peu en commun. Car si Bloody Mama était, malgré les apparences, un film profondément ancré dans l’Amérique du début des années 70 – ses préoccupations, ses bouleversements sociaux – le film de Bolognini quant à lui se veut plutôt un film d’artifices, sacrifiant énormément à la « théâtralité » de son récit. Black journal prend certes place en Italie au début de la Seconde Guerre Mondiale, mais c’est surtout là l’occasion pour le cinéaste de reconstituer un monde où les hommes n’existent plus, puisque tous les « valides » sont réquisitionnés pour partir sur le front. Cependant, si la trame du film est globalement concentrée autour de quatre femmes, trois d’entre elles sont en réalité interprétées par… des hommes ! Max von Sydow, Renato Pozzetto et Alberto Lionello y incarnent donc trois vieilles dames avec le plus grand sérieux du monde ; le subterfuge est cependant manifeste, et assez déstabilisant pour le spectateur, qui se demandera un temps dans quelle direction Black journal est en train de l’emmener. En réalité, on suppose qu’il s’agit là pour Mauro Bolognini d’une façon finalement assez « Brechtienne » de rompre avec l’immersion propre à l’expérience cinématographique : il ne désire pas que le spectateur soit trop proche de sa psychopathe d’héroïne, refuse qu’il la comprenne ou qu’il lui trouve des excuses. Il multiplie de fait les artifices théâtraux, avec des décors volontairement beaucoup trop vastes, disposant d’une confortable profondeur de champ : ainsi, il peut à loisir placer ses personnages tout au fond de son image, les isolant du reste du décor, comme s’ils étaient sur une scène de théâtre. Le but bien sûr de cette distanciation est de pousser le spectateur à la réflexion, de le forcer à avoir un regard critique sur la reconstitution criminelle à laquelle il est en train d’assister, afin de ne pas éprouver la moindre empathie à l’endroit du personnage incarné par Shelley Winters.
Quarante ans après sa réalisation, les habitudes du public ont cependant beaucoup changé et pour la plupart des spectateurs contemporains, la distance imposée par Bolognini entre le spectateur et le personnage de Shelley Winters sera vécue comme une invitation à se plonger sur la page Wikipédia de Leonarda Cianciulli, la tueuse connue sous le pseudonyme de « la saponificatrice de Correggio », qui est à l’origine du film et du personnage de Lea. Cela sera l’occasion d’apprendre qu’entre 1939 et 1940, Leonarda a assassiné trois femmes à coups de hache, découpé les corps en neuf morceaux et récupéré le sang dans une bassine. Leurs dépouilles ont alors été transformées en savon à l’aide de soude caustique, alors que le sang fut mélangé avec de la farine, du sucre, du chocolat, des œufs et du lait pour en faire des gâteaux qu’elle servait aux femmes qui lui rendaient visite. Gloups.
On comprend dès lors que Mauro Bolognini ait voulu complexifier l’accès à Black journal, afin de ne pas placer le spectateur dans une situation d’empathie avec un personnage ayant perdu toute notion de Bien et de Mal. Difficile cependant de ne pas être fasciné à cette évocation des méandres les plus déviants et les plus sombres de l’âme humaine, d’autant qu’elle est portée par une Shelley Winters en état de grâce, provoquant tout à la fois un mélange d’angoisse et de pitié. Une sacrée performance qui vaut, à elle seule, la peine de voir le film.
Le Blu-ray
[4,5/5]
On ne compte littéralement plus les « perles » et autres redécouvertes éditées en Blu-ray par Rimini Éditions cette année. Plus que jamais, l’éditeur français a passé la « seconde » en terme de sorties sur support Haute-Définition, et – chose très importante – a su apprendre de ses erreurs du passé pour rectifier le tir et nous proposer aujourd’hui des éditions souvent imparables d’un point de vue technique. Plus de 1080i à l’horizon, plus de « lissage » forcené au DNR de l’image des films, les sorties made in Rimini affichent tous aujourd’hui un fier défilement 1080p et une granulation d’origine heureusement préservée. Après tout, comme le disait Einstein, « Une personne qui n’a jamais commis d’erreurs n’a jamais tenté d’innover ». On tire donc notre chapeau à Rimini !
Côté Blu-ray, Black journal s’avère donc tout à fait réussi : la définition est précise, les couleurs riches et bien saturées, les noirs sont profonds, et la restauration a pris soin de préserver le grain argentique d’origine. Bien sûr, certains plans accusent un peu des effets du temps, mais l’ensemble est d’une propreté et d’une stabilité tout à fait étonnantes. Côté son, VF et VO italienne sont proposées en DTS-HD Master Audio 2.0, le désuet doublage français d’origine devant composer avec un niveau bas mais globalement propre et toujours parfaitement clair. On notera que certains passages étaient absents du montage français du film, raccourci d’une vingtaine de minutes, et seront de ce fait automatiquement proposés en version originale sous-titrée.
Du côté des bonus, Rimini Éditions nous propose tout d’abord un entretien avec Daniele Nannunzzi (29 minutes), qui se remémorera le tournage du film aux côtés de son père, Armando Nannuzzi, directeur photo. Il reviendra dans un premier temps sur la façon dont son père est arrivé dans le cinéma presque par accident, afin d’éviter une carrière dans la boucherie, pour ensuite s’attarder assez longuement sur le tournage du film, sur la personnalité de Shelley Winters, ou encore sur l’affaire Leonarda Cianciulli, dont on découvrira même quelques images. On continuera avec un entretien avec René Marx (29 minutes), spécialiste du cinéma italien, qui évoquera le parcours chaotique de Mauro Bolognini au cinéma, avant de s’attarder un peu plus longuement sur Black journal dont il proposera une analyse fine et assez complète, avec un attachement particulier au « conte » (il y fera des références à Barbe Bleue mais également au « chaudron de la sorcière » qu’évoque le titre original Gran bollito), à la sexualité et à l’idée de frustration sexuelle dans l’œuvre de Bolognini, etc. On terminera ensuite le tour des suppléments avec la traditionnelle bande-annonce du film.