Petit à petit, l’œuvre de Robert Bresson s’étoffe un peu plus au format Haute-Définition. Jusqu’à ce jour cependant, deux œuvres majeures de sa filmographie manquaient encore à l’appel, au grand dam de ses admirateurs les plus acharnés : il s’agissait du diptyque composé par Au hasard Balthazar (1966) et Mouchette (1967). Deux films comptant parmi les plus célèbres et les plus appréciés au sein de la carrière de Bresson, et qui avaient d’ailleurs profondément marqué les mémoires lors de leurs sorties respectives. Grâce à Potemkine Films, le spectateur va pouvoir (re)découvrir ces deux films essentiels en Blu-ray…
Au hasard Balthazar
France, Suède : 1966
Titre original : –
Réalisation : Robert Bresson
Scénario : Robert Bresson
Acteurs : Anne Wiazemsky, Walter Green, François Lafarge
Éditeur : Potemkine Films
Durée : 1h36
Genre : Drame
Date de sortie cinéma : 25 mai 1966
Date de sortie DVD/BR : 3 mars 2020
Balthazar, âne impassible et candide, voyage de main en main. D’abord celles de Marie, douces et innocentes, puis celles des autres, celles qui frappent, qui trahissent. Le récit est celui d’une amitié profonde, brisée par la violence et les vices d’un monde corrompu…
Mouchette
France : 1967
Titre original : –
Réalisation : Robert Bresson
Scénario : Robert Bresson
Acteurs : Nadine Nortier, Jean-Claude Guilbert, Marie Cardinal
Éditeur : Potemkine Films
Durée : 1h18
Genre : Drame
Date de sortie cinéma : 28 mars 1967
Date de sortie DVD/BR : 3 mars 2020
Au chevet de sa mère malade, elle est frappée et méprisée par tous. Elle fuit alors dans les bois, rencontre Arsène, un braconnier alcoolique, et finit seule, abandonnée de tous, les vêtements défaits, le cœur déchiré…
Les films
[4,5/5]
Tournés à quelques mois d’intervalle l’un de l’autre, Au hasard Balthazar et Mouchette fonctionnent presque en miroir, se répondant autant formellement que thématiquement. Car si sur le papier, Au hasard Balthazar suit le parcours d’un âne passant de propriétaire en propriétaire en dressant un parallèle habile avec la vie de l’homme en général, le véritable sujet du film n’est pas là : Bresson nous livre au contraire une bien déplaisante métaphore sur le « mal », prenant diverses formes et diverses apparences. La narration est complexe, ambitieuse, utilisant volontiers les symboles, les ellipses temporelles brutales, et refusant obstinément d’aborder la psychologie de ses personnages, qui se limiteront à un ou deux traits de caractère, le plus souvent ouvertement négatifs. Et comme le film aborde la notion de « mal », née de la folie des hommes (en contrepoint, l’âne Balthazar lui ne fera que subir les coups et les brimades), on notera que comme pour le reste, Bresson se contente de « montrer », sans émettre de jugement : cela sera au spectateur de déterminer où se situent les limites du Bien et du Mal, même si bien sûr, il ne pourra échapper à personne qu’Au hasard Balthazar est par ailleurs très fortement teinté de religion catholique. On pense par exemple à l’âne qui se fait baptiser, à Gérard, le mauvais garçon agissant en toute impunité, qui se voit littéralement « transcendé » quand il chante à l’église, ou encore au dernier acte du film, puissamment teinté de mysticisme. Formellement, Bresson opte pour une mise en images tout aussi morcelée et minimaliste que sa narration, multipliant les décadrages, les plans sur les pieds, non centrés sur l’action, les plans de détails illustratifs, ouvertement artificiels et à visée symbolique, dans le sens où le cinéaste y ose les « faux raccords » le plus manifestes. Les acteurs, pour la plupart non professionnels, jouent le plus souvent extrêmement faux, ce qui ajoute une petite touche étrange au déroulement du récit, au-dessus duquel plane une notion de « destin » implacable.
Tout aussi déprimant et sombre que le film tourné l’année précédente, Mouchette met de nouveau en évidence la cruauté et la misère, et dresse un constat social alarmant s’imposant comme le pendant « humain » de la trajectoire de l’âne Balthazar dans le film de 1966. Tout aussi épuré dans sa forme et dans sa direction d’acteurs, le film suit la trajectoire désespérée d’une jeune fille abonnée au malheur. Les dialogues sont rares et tout aussi atones que dans le film précédent, les corps à nouveau morcelés par les cadrages et le montage de Bresson, plus que jamais concentré sur les mouvements mécaniques de ses personnages. Cette distance froide – quasi-Brechtienne – annihile définitivement les sentiments d’indignation ou de révolte que pourraient provoquer les situations auprès du spectateur, pour finalement dégager un sentiment de désespoir à nouveau profondément lié au destin, auquel on ne peut rien faire ni rien changer. Le tout s’avère au final réellement troublant, d’autant que la photographie et le découpage des plans s’avère d’une rare beauté, poétique, rappelant presque, dans le cas de la dernière séquence, la sombre obsession picturale de Magritte pour l’image du voile. Réglé comme du papier à musique, ne versant jamais dans le misérabilisme, nous proposant des plans donnant l’impression d’avoir été pensés au millimètre, Mouchette s’avère un prolongement des plus intéressants à la réflexion entamée par Bresson l’année précédente sur Au hasard Balthazar.
Les Blu-ray
[4,5/5]
Les cinéphiles ont toutes les raisons de se réjouir en ce début mars : deux jours à peine après la sortie en Blu-ray et 4K de La vie est belle (lire notre article), l’un des plus grands classiques du cinéma américain, Potemkine Films nous invite à redécouvrir Au hasard Balthazar et Mouchette, deux immenses classiques français, sur support Blu-ray. Le bond qualitatif par rapport aux DVD sortis il y a une dizaine d’années est clair et net, le boulot de restauration (effectué en 2014) est indéniable, le grain argentique est préservé et le piqué et les contrastes prennent un coup de fouet, rendant ses lettres de noblesse à la superbe photographie noir et blanc des deux films, signée Ghislain Cloquet. Côté son, l’éditeur nous propose deux pistes sonores en DTS-HD Master Audio 2.0 mono d’origine, se concentrant essentiellement sur la restitution des dialogues. Du très beau travail, aussi bien visuel qu’acoustique.
Dans la section suppléments, Potemkine nous offre sur les deux galettes une belle série de suppléments, tous assez passionnants. Sur le Blu-ray d’Au hasard Balthazar, on commencera avec l’émission « Pour le plaisir » (60 minutes) consacrée, en mai 1966, au film de Bresson. On y trouvera de longs entretiens avec Robert Bresson, qui reviendra sur les thématiques du film, le tournage ou encore ses méthodes de travail. Ses interventions, riches et passionnantes, seront entrecoupées d’interviews avec Jean-Luc Godard, Louis Malle, François Riechenbach et Marguerite Duras, ainsi que de quelques membres du casting et de l’équipe technique. Une émission riche, passionnante, telle que l’on ne pourrait plus en voir de nos jours à la télévision. On trouvera également sur la galette un entretien avec Damien Manivel (30 minutes), dans lequel le réalisateur d’Un jeune poète reviendra de façon très sensible et argumentée sur sa découverte du cinéma de Robert Bresson, qui lui a littéralement ouvert les yeux sur une autre façon de faire du cinéma. Sur le Blu-ray de Mouchette, on trouvera tout d’abord « Au hasard Bresson » (30 minutes), alias Zum Beispiel Bresson, documentaire allemand revenant sur le tournage de Mouchette. On y trouvera énormément de moments volés sur le tournage, sans voix off ou commentaires, ce qui s’avérera assez passionnant pour les amoureux de l’œuvre du cinéaste. On enchaînera ensuite avec un entretien avec Jacques Kébadian (22 minutes), assistant-réalisateur à la fois sur Au hasard Balthazar et Mouchette : ce dernier reviendra avec une grande humilité sur la façon dont il est venu à collaborer avec Bresson, citant quelques anecdotes assez intéressantes sur le tournage des deux films. On poursuivra avec un entretien avec Michel Estève (22 minutes), spécialiste de Georges Bernanos (dont est adapté Mouchette) et accessoirement auteur de l’ouvrage « Bernanos au cinéma ». Il reviendra sur la place du film dans la carrière de Bresson, sur le travail d’adaptation du cinéaste en dressant des parallèles entre le roman, le cinéma et même la peinture. Intéressant. On terminera enfin avec la bande-annonce de Mouchette, ayant la particularité d’être signée Jean-Luc Godard, et de proposer un travail sur les intertitres aussi amusant et provocateur qu’à mille lieues de l’esprit du film.