Limonov La ballade
Italie, France, Espagne, 2024
Titre original : Limonov The Ballad
Réalisateur : Kirill Serebrennikov
Scénario : Pawel Pawlikowski, Ben Hopkins et Kirill Serebrennikov, d’après le livre d’Emmanuel Carrère
Acteurs : Ben Whishaw, Viktoria Miroshnichenko, Tomas Arana et Corrado Invernizzi
Distributeur : Pathé Films
Genre : Biographie filmique
Durée : 2h13
Date de sortie : 4 décembre 2024
2,5/5
Ni un dissident, ni un apparatchik, Édouard Limonov était sans doute l’un des électrons libres les plus chaotiques de l’Union soviétique. C’était surtout quelqu’un d’éminemment narcissique, ne reculant devant aucune mise en scène de sa propre personne. Et il appartenait au clan de ces rebelles illusoires, qui s’insurgent sans cesse contre le système dans lequel notre civilisation baigne depuis des siècles, tout en se conformant de plus en plus à lui, avec chaque pas qu’ils comptent faire vers une existence réellement marginale. Sans oublier son rôle de précurseur, en quelque sorte, d’un populisme sauvage, soumis à une image archaïque de la virilité, qui semble avoir tristement le vent en poupe ces dernières années.
Puis, oubliez tout ce que l’on vient d’écrire, puisque cet écrivain aux mille facettes était avant tout une contradiction ambulante. Raison pour laquelle son personnage haut en couleurs sied comme un gant à notre époque désespérément en quête de repères.
Pas facile de s’approprier d’un point de vue cinématographique cet homme, qui crachait sur tout et n’importe qui comme il en avait envie ! Emmanuel Carrère avait tant soit peu réussi à le faire en termes littéraires, à travers son livre paru en 2011 aux Éditions P.O.L. Pour se voir affublé dans l’adaptation de Kirill Serebrennikov du rôle globalement ingrat du journaliste nostalgique du système communiste d’antan en 1989, au moment précis où il allait s’écrouler avec fracas. Au demeurant, il s’en sort encore mieux que les trois comédiens français Sandrine Bonnaire, Céline Sallette et Louis-Do De Lencquesaing, tout juste bons à servir de prétexte à l’une des tirades délirantes de l’intellectuel russe exilé alors en France.
Tout ceci pour dire que Limonov La ballade, présenté en compétition au dernier Festival de Cannes, ne paraît jamais tout à fait savoir par quel bout prendre ce parcours d’une grandiloquence pleinement assumée. Un ratage mitigé donc, qui n’aurait certainement pas déplu au caméléon humain qui en est l’objet …
Synopsis : La vie rocambolesque d’Édouard Limonov, poète incompris en Union soviétique, expulsé aux États-Unis avec sa copine, le mannequin Elena, où il cherchait à fomenter une révolution anticapitaliste mais n’avait trouvé qu’une vie marginale et l’emploi atypique de majordome auprès d’un millionnaire à New York. De retour en Europe, il devient le chéri de la scène littéraire à Paris, avant de fonder un groupe de mercenaires paramilitaires après la chute du rideau de fer.
Je vais tout casser
Drôle de choix que de confier le rôle principal de cette biographie filmique protéiforme à Ben Whishaw, un acteur jusque là plutôt abonné aux personnages à la labilité psychologique plus ou moins accessible. Or, au fur et à mesure que la mise en scène de Kirill Serebrennikov nous conduit dans le dédale de la vie en dents de scie de son anti-héros, ce casting s’avère être l’élément le plus inspiré du film. Il contribue à rendre ce personnage inclassable sinon crédible, au moins cohérent dans ses excès maintes fois répétés. Ainsi, l’interprétation de Whishaw n’est pas tant en roue libre, qu’elle épouse de près la ligne ténue entre la folie et la mégalomanie étonnamment lucide sur laquelle navigue son personnage sans jamais s’arrêter.
Car aussi provocateur le propos de Limonov soit-il, grâce à la multiplicité de ses expériences dans des cultures profondément opposées, il a souvent su mettre le doigt là où ça fait mal – eh non, ce n’est pas une allusion à ses pratiques sexuelles débordantes. Par exemple, son regard sans complaisance sur la précarité dans les rues de New York fait curieusement écho à un autre film découvert dans le cadre du Festival de Sarlat : Ernest Cole photographe de Raoul Peck ou le mal-être d’un autre expatrié dans cette métropole de la côte Est américaine, nullement réputée pour son esprit d’accueil.
Comme le photographe chassé par le régime de l’Apartheid, Limonov cherche à s’y faire sa place au soleil. Sauf que le soleil tel qu’il l’entend – un paradis fait de plaisirs charnels et d’idées révolutionnaires – ne brillera pas de sitôt sur le matérialisme américain, fermement enraciné dans cette société profondément capitaliste.
Un autre rebelle russe
Dommage alors, que ni le scénario initialement conçu par le réalisateur polonais Pawel Pawlikowski, finalement repris par son confrère russe, ni la mise en scène de ce dernier n’osent s’aventurer au sommet du délire iconoclaste que leur protagoniste affectionnait tant ! Cette ballade à travers des décennies disparates et des pans de vie qui ne le sont pas moins s’apparente à un album photo vaguement engageant, au lieu d’être la relecture filmique virtuose et personnelle qu’une existence hors normes comme celle de Limonov aurait mérité. Il suffit de voir le passage déboussolé du personnage principal à travers des décors en ruine, censés représenter les années 1980, pour se convaincre des limitations de témérité cinématographique de la part de Kirill Serebrennikov.
Et si cette monstruosité d’un homme, pourtant pas tout à fait antipathique, était tombé entre les mains d’un autre cinéaste russe, de la trempe d’un Alexandre Sokourov ou d’un Andrey Zvyagintsev pour ne citer que les maîtres au style le plus reconnaissable ? Trêve de vœux farfelus par rapport à des films qui ne verront jamais le jour. Il n’empêche que l’absence d’une ligne de conduite claire de la part du protagoniste se traduit ici bien trop régulièrement par des égarements esthétiques et narratives nullement séduisants. Car plutôt de creuser plus profondément du côté des préceptes révolutionnaires du bonhomme, la mise en scène se contente d’énumérer les nombreuses contradictions qui avaient miné sa vie à aucune autre pareille.
Conclusion
Pour Édouard Limonov, tous les excès étaient bons à prendre et à vivre, tant qu’ils participaient à ajouter un chapitre à sa saga, d’ailleurs pas aussi nombriliste qu’on aurait pu le croire. Hélas, l’adaptation filmique que Kirill Serebrennikov a entrepris du livre d’Emmanuel Carrère ne va jamais jusqu’au bout dans cet état d’esprit de la démesure. Dès lors, il en résulte un film brouillon, porté certes par l’interprétation à fleur de peau de Ben Whishaw, mais pas suffisamment dément pour condenser cette biographie à l’inspiration contestataire en deux heures et quart de film galvanisantes.