Pour être un pur produit de népotisme, cette aventure de pirates s’en sort encore fort honorablement, plus de soixante-dix ans après sa sortie et près de vingt ans après que Johnny Depp pensait avoir réinventé le genre. Le seul film réalisé par l’acteur Anthony Quinn, Les Boucaniers porte en fait la signature de son beau-père de l’époque, l’éminent producteur et réalisateur Cecil B. DeMille. Celui-ci apparaît même dans une introduction trop didactique pré-générique, censée apporter un cachet historique au spectacle qui va suivre. Sauf que ce type de divertissement hollywoodien vaut justement son pesant d’or grâce aux libertés considérables qu’il prend avec les événements. Dans le cas présent, ceux-ci se sont a priori déroulés en 1812, lors de la bataille acharnée entre l’armée britannique et quelques vaillants résistants américains pour le contrôle de la Nouvelle Orléans.
Cependant, on est loin ici de l’atmosphère étouffante des bayous, filmée plus récemment avec un sens aigu pour le climat et la culture si particuliers de la Louisiane par Clint Eastwood (Minuit dans le jardin du bien et du mal) et Bertrand Tavernier (Dans la brume électrique), pour ne citer qu’eux. Tournage en studio oblige, ce film-ci ne prétend nullement à quelque notion de réalité que ce soit. Son intrigue s’attache davantage à conter l’exploit héroïque de ces hommes courageux – et quelques rares femmes, tout de même – qui auraient permis à la nation américaine et ses idéaux républicains de perdurer. Au détail près que la morale du récit ne s’avère pas aussi manichéenne qu’on aurait pu le croire de la part d’un manipulateur assez habile des foules comme DeMille, dont les films antérieurs ont souvent tendance à accuser leur âge à cause de leur trame simpliste.
Bien que le choix idéologique du point de vue narratif ne soit jamais sérieusement mis en question, Les Boucaniers se permet toutefois quelques timides points de critique à l’égard du rouleau compresseur de la politique de conquête à l’américaine. Une fois que les enjeux de l’intrigue ont été établis, avec ce pauvre résidu de troupes américaines aux abois, sous le commandement d’un Charlton Heston visiblement fatigué par tant de maquillage pour le vieillir artificiellement, c’est au tour du pirate charismatique et oh si séduisant – même avec une moumoute – Yul Brynner de redistribuer joyeusement les cartes. Or, dès les premières minutes du film, la mentalité américaine est exposée au grand jour pour ce qu’elle est réellement : l’édifice suprême de l’hypocrisie sociale, prêt à s’effondrer au moindre coup de vent adverse.
Ainsi, ce vilain chef de pirates Jean Lafitte ne doit sa fortune qu’à la revente de son butin à prix d’ami aux notables citadins. Ceux-ci ont visiblement l’habitude de se déplacer dans les marais, afin d’y acquérir ce qu’ils savent pertinemment être des biens volés. Le pire est que ce cirque mercantile se déroule sous les yeux aussi inquiets qu’impuissants des autorités, incapables de rendre attrayante la capture du baron des malfaiteurs. Même la fille du gouverneur, la charmante Inger Stevens dans l’un de ses premiers rôles au cinéma, est de mèche avec lui, par le biais d’une histoire d’amour hautement mélodramatique. Évidemment, leur aventure romantique est condamnée à l’échec dans le contexte ennuyeusement moralisateur des années 1950.
Toutefois, avant que le héros incompris ne doive regagner docilement la place que la société lui a d’emblée attribuée, en compagnie de la ravissante Claire Bloom dans un rôle aux facettes infiniment plus riches que celui de sa rivale, il aura droit à une bonne dose de déceptions. Son rêve de devenir un jour un citoyen américain, un but apparemment plus précieux que tout l’or du monde réuni, ne tarde pas à être mis à rude épreuve. Il a ainsi beau jouer plutôt adroitement le jeu à bandes multiples de la diplomatie internationale, son empire s’écroule, lui aussi, sous le premier coup de massue de la trahison. Dommage alors que le prix tout à fait grotesque à payer pour avoir été la victime de ce massacre fourbe soit de se ranger plus que jamais du côté des Américains, soudainement plus si valeureux.
Le fait que Anthony Quinn n’est plus passé derrière la caméra après Les Boucaniers, encore disponible jusqu’à ce soir sur le replay de Paramount Channel, ne nous inspire pas le même degré de regret cinématographique que le sort semblable de son confrère Charles Laughton, réalisateur trois ans plus tôt du magistral La Nuit du chasseur. Pourtant, il a réussi avec cette aventure vaguement historique un divertissement des plus solides, porté par une distribution de choix à laquelle appartient également Charles Boyer dans l’emploi savoureux du militaire français défroqué. Et si l’on cherche bien, on pourra même y déceler quelques légers écarts par rapport au discours dominant de l’époque, encore convaincu corps et âme de la suprématie du patriotisme américain.