On continue notre mise en parallèle filmique et, admettons-le, quand même un peu masochiste entre la phobie pandémique qui tient en haleine l’humanité toute entière en ce moment et une autre épidémie, rarement évoquée quand on cherche un précédent rassurant en ces temps mouvementés, avec le téléfilm The Normal Heart, disponible sur OCS grâce à son partenariat exclusif avec la chaîne HBO. Comme dans Les Soldats de l’espérance de Roger Spottiswoode, il y est question des premières années de la lutte désespérée contre le sida, au début des années 1980. En cette période si sombre, personne n’en connaissait encore avec certitude le profil médical et, surtout, le pouvoir politique se lavait les mains d’une façon atrocement hypocrite de ce « cancer des gays ». Le volet scientifique de cette catastrophe sanitaire passe à l’arrière-plan dans le téléfilm de Ryan Murphy, au profit d’un focus sur le travail des activistes de la communauté gaie à New York, pendant trop longtemps incapables de faire entendre leur voix. Prenez-le comme un 120 battements par minute à l’américaine, si vous voulez, avec trois ans d’avance sur le plan de la sortie, voire une décennie d’avance par rapport aux événements enrageants qui y sont évoqués.
Car si The Normal Heart, adapté de la pièce de l’activiste Larry Kramer, veut bien faire quelque chose, c’est de bousculer le spectateur, d’éveiller son indignation rétrospective dans le but idéaliste de susciter des vocations. Le côté mélodramatique du film est en effet difficile à ignorer, avec ces nombreuses tirades de personnages profondément en colère. Une colère à multiples facettes : contre une maladie qui tuait alors à vue d’œil les membres d’une communauté tout juste sortie de l’ombre de la honte sociale et morale, contre l’impuissance du corps médical à faire autre chose que diagnostiquer et ostraciser, contre l’indifférence hautement préjudiciable des dirigeants politiques et institutionnels, même si ici le président Reagan n’est désigné que comme un coupable parmi d’autres, enfin contre sa propre incapacité à faire bloc contre le silence et la complaisance, les meilleurs moyens pour permettre à la maladie de se propager sournoisement. Bref, il s’agit sans aucun doute d’une œuvre sincèrement engagée, qui n’hésite pas à marteler avec vigueur son message édifiant pendant plus de deux heures.
Il appartient alors à la mise en scène et aux interprétations de rendre accessibles tant de rage aveugle, tant d’impuissance pénible face à un problème, qui avait nul besoin de traîner sur autant d’années en dessous des radars publics, avant que la conscience collective ne daigne en prendre tant soit peu conscience. Le récit s’agence autour de Ned Weeks, un écrivain aux idées et au discours certes sans filtre, à qui Mark Ruffalo sait conférer cependant une intensité et une fragilité qui rendent sa croisade irrésistible. C’est un combattant de la première heure, un trublion invétéré qui n’a jamais peur de partir dans des joutes verbales violentes, quitte à devoir expliquer plus tard tant de haine dans des monologues d’introspection autobiographique malgré tout un peu pompeux. Néanmoins, l’acteur y trouve un rôle infiniment moins binaire que celui qui l’avait rendu célèbre deux ans plus tôt en tant que membre de la bande des Avengers. Dans The Normal Heart, il est au contraire souvent abandonné à lui-même dans un combat a priori perdu d’avance. Il se voit exclu du cercle de sa communauté, parce qu’il ose interroger sa valeur suprême, le sexe débridé, au nom d’un mal plus mortel encore que la mise au ban d’un style de vie par l’Amérique bien pensante. Or, c’est précisément cette dimension de crieur dans le désert, à la fois mal compris par les siens et craint outre mesure par l’establishment, qui donne toute sa richesse et toute sa force au personnage.
Pour l’épauler, Ryan Murphy et ses co-producteurs prestigieux n’ont pas fait les choses à moitié. Tandis que des acteurs engagés dans la cause gaie depuis longtemps, comme Jim Parsons et B.D. Wong, doivent se contenter d’emplois plus discrets, et que Matt Bomer a la charge ingrate de prêter ses traits à l’amant mourant de Weeks, c’est curieusement Julia Roberts dans le rôle du docteur, le seul allié inconditionnel des victimes gaies de l’épidémie, qui nous a le plus impressionnés. Une femme au moins aussi enragée que son pendant masculin et par ailleurs aussi empressée de crier en toute circonstance, son personnage forme pourtant un binôme habile avec celui de Ruffalo. Car ils sont tous les deux animés par le même sentiment de révolte, dont ils réussissent avant tout à préserver la force vive en se provoquant mutuellement. Aussi bien agencée cette exaspération face à une catastrophe au coût humain indicible soit-elle, on est tout de même bien content qu’elle soit relativisée par des personnages aux traits plus sobres, à l’image de celui de Alfred Molina, le frère de Weeks, qui peine à considérer ce dernier comme son égal, en dépit de tout l’amour fraternel qu’il lui voue.