Vous souvenez-vous à quand remonte exactement la grande renaissance du cinéma sud-coréen en France et dans le monde, qui a atteint son apothéose le mois dernier avec le sacre de Parasite de Bong Joon-ho aux Oscars, avant que les cartes du cinéma international ne soient définitivement redistribuées par la crise sanitaire ? Difficile en fait de mettre une date précise sur une prise de conscience collective, qui s’était opérée au fur et à mesure que de nombreux cinéastes coréens ont réinventé le film de genre à partir des années 2000. Toujours est-il que A Bittersweet Life appartenait indubitablement à cette première vague de films venus de l’Asie, qui nous avaient alors coupé le souffle. Une qualité qui se laisse toujours vérifier quinze ans plus tard, malheureusement plus sur le service replay d’OCS que le film de Kim Jee-woon vient de quitter, mais certainement sur d’autres supports acquis à ce que le cinéma coréen récent a de mieux à offrir. Car à l’image des films ultérieurs du réalisateur – les claques qu’étaient le western Le Bon la brute le cinglé et le policier J’ai rencontré le diable – , ce film de gangster-ci a su préserver toute sa virtuosité formelle, ainsi qu’une vision presque apocalyptique de la violence, à la fois omniprésente et juste bonne à emmener les personnages vers leur destination finale.
La couleur de la violence s’assombrit en effet au cours du récit de A Bittersweet Life, mené avec une vigueur impressionnante jusqu’à sa conclusion sanglante. Au début, elle s’apparente encore presque à un jeu, tel une activité récréative pas loin du spectre du jeu vidéo avec cette première raclée donnée à un trio de petites frappes, qui n’obtempère pas aux ordres de quitter le bar de l’hôtel dont le protagoniste Sun-woo assure la sécurité. Jusque là, c’est lui le maître incontesté des lieux, le beau gosse à qui l’acteur Lee Byung-hun prête ses traits séduisants et son charme un peu sec, sans doute trop rigide pour le milieu corrompu de la pègre dans lequel il évolue. Tel un chien fidèle, il se soumet à la volonté de son maître Mr. Kang, un vrai caïd qui lui confie la surveillance de sa maîtresse, soupçonnée d’un impardonnable manque de loyauté romantique. En apparence, les lieux communs du film de gangster abondent dans cette prémisse. Sauf que la mise en scène réussit à leur insuffler une nouvelle vie ou en tout cas à leur faire faire un ultime tour de piste jubilatoire.
Car ce n’est guère la maîtrise de la narration qui se gâte par la suite, bien au contraire. Le dilemme du personnage principal, pris en étau entre les directives impitoyables de son patron et une forme de compréhension intime des choix de celle qu’il était censé garder de près, le propulse vers une prise d’initiative lourde de conséquences. Tellement lourde qu’elle finira par dérégler complètement ce beau monde du crime organisé en Corée du Sud, où tout un chacun a l’air de faire fébrilement attention à ne pas marcher sur les plates-bandes de l’autre. L’apparence impeccable de Sun-woo en prend un premier coup. Tout comme son statut au sein de la hiérarchie du cercle fermé de la mafia coréenne, qui est dès lors irrémédiablement mis en question. Une petite erreur de jugement l’a en effet précipité du trône réservé au subalterne préféré de Kang jusqu’à six pieds sous terre. Mais plutôt que de transformer ce personnage brutalement démis de ses fonctions en une sorte d’ange vengeur à l’ambition héroïque aveugle, le scénario lui aménage encore quelques zones d’ombre des plus ingénieuses.
Dans les flots de sang qui couleront jusqu’au dénouement nullement rédempteur en termes de pardon ou de quiétude morale, l’hémoglobine du protagoniste se mêle inlassablement à celle des autres as de la gâchette, au nombre sans cesse croissant. Cette promiscuité de la bastonnade, aux forces si rapidement épuisées qu’elle se mue en fusillade totale, ne participe pourtant pas à l’éparpillement de l’intrigue. L’honneur blessé de l’homme à tout faire laissé pour mort y garde toute sa force de fil rouge sang, au fur et à mesure que les cadavres s’empilent sur son chemin. Pas encore tout à fait une machine à tuer infaillible, Sun-woo s’improvise davantage en ange de la mort, lui-même appelé à disparaître, une fois que sa mission meurtrière sera accomplie. Le parfum pénétrant de la morbidité est distillé par la mise en scène avec une efficacité redoutable. Cette dernière est employée ni pour faire l’apologie de la violence dans ce qu’elle a de plus barbare et gratuite, ni pour administrer quelque discours emphatique que ce soit sur la qualité intrinsèquement mélodramatique de l’amour en pareilles circonstances détonantes.