Jean-Pierre Melville était en avance sur son temps. De quelques années par rapport à la Nouvelle Vague dont il était une sorte de parrain et à laquelle il avait déjà appris tant de choses à travers Bob le flambeur. Et même de quelques décennies au niveau du langage filmique, qui sonne toujours aussi frais et intense aujourd’hui que lors de la sortie initiale de sa filmographie impressionnante entre 1949 et 1972. Enfin, on ne compte plus les admirateurs inconditionnels de ce film de gangster sec et efficace, qui se nomment, au fil de ses nombreuses redécouvertes amplement méritées, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jim Jarmusch, Quentin Tarantino et Paul Thomas Anderson.
Il y a en effet de quoi se passionner pour cette plongée d’une élégance incroyable dans le milieu de la pègre à Montmartre. Mais attention, Melville n’a jamais été un moralisateur en chef ! Bien au contraire, ses films se distinguent par la froideur objective avec laquelle ils dissèquent les crimes plus ou moins importants autour desquels ils s’agencent. Car le plus souvent, le braquage d’une banque, comme dans Un flic, ou celui d’un casino dans ce film-ci n’est qu’un simple prétexte dramatique. L’essentiel du récit réside tout à fait ailleurs, dans la mise en place méthodique d’un plan, prédestiné à échouer. Dans Bob le flambeur, cet échec prévisible prend l’allure magistrale d’une terrible plaisanterie du destin.
Jugez-en plutôt par vous-mêmes, en suivant sur la plateforme MUBI, où le film sera encore disponible pendant une dizaine de jours, le quotidien de Bob sous l’emprise du jeu. Le personnage s’apparente à un grand seigneur de la vie nocturne aux alentours de Pigalle, indubitablement plus proche du monde malfamé en bas du funiculaire que des aspirations célestes à son sommet. Roger Duchesne confère à son rôle une noblesse désabusée qui colle parfaitement au tempérament détaché de ce petit truand, d’ores et déjà passé par tous les stades imaginables de la vie d’un criminel. Il maîtrise parfaitement tous les aspects de son existence, à l’exception notable de la dépendance au jeu, une fièvre qui le prend chaque soir, sans jamais réellement le lâcher.
Le grand coup qu’il s’emploie à mettre sur pied assez tard dans l’histoire ne suit par conséquent aucun calcul soigneusement élaboré, quant à la retraite paisible que sa part du butin lui assurerait. Il s’agit davantage d’un concours de circonstances, à l’image des rencontres qui se font et se défont sans cesse au rythme des cafés, bars et autres salles de jeu enfumées qu’il fréquente chaque nuit. Les autres personnages ont alors beau tourner autour de lui, notamment la jeune génération encore en quête de repères, côté masculin interprété par feu Daniel Cauchy qui nous a quittés le mois dernier, et côté féminin par la boudeuse par excellence Isabelle Corey. Son ascendant sur eux n’est pas pour autant infaillible. Disons plutôt qu’il fait preuve d’une formidable nonchalance aux accents vaguement paternels. Il connaît à la perfection le terrain miné du côté de la butte Montmartre, sans pour autant s’improviser en maître des lieux aussi discret qu’incontesté.
Enfin, le véritable personnage central du récit, ce serait néanmoins le microcosme à l’activité infatigable dans lequel Bob bouge à sa guise. C’est à ce niveau-là que la maîtrise du vocabulaire filmique de la part de Jean-Pierre Melville se manifeste de la façon la plus limpide. Son portrait au petit matin des rues d’un des quartiers les plus populaires de Paris, où se croisent les chemins de la femme de ménage en retard et de la fille de la nuit constamment en danger de tomber dans la prostitution, vaut alors autant son pesant d’or cinématographique que l’incursion dans les rues provinciales de Deauville. Ces dernières nous sont par ailleurs désormais familières, grâce aux nombreux séjours que nous y avons passés dans le cadre du festival américain. Mais là aussi, le regard du réalisateur est avant tout celui d’un observateur sans faille, simultanément impliqué et à distance, selon son talent unique pour la modernité dans ce qu’elle a de plus percutant.