Ragtime
Etats-Unis, 1981
Titre original : Ragtime
Réalisateur : Milos Forman
Scénario : Michael Weller, d’après le roman de E.L. Docotrow
Acteurs : James Cagney, Brad Dourif, Elizabeth McGovern, Howard E. Rollins Jr.
Distribution : AMLF
Durée : 2h31
Genre : Drame
Date de sortie : 6 janvier 1982
Note : 4/5
Ce sont les étrangers qui parlent le mieux d’un pays. A l’image de nos propres pas modestes d’acclimatation à la province italienne, où nous acquérons progressivement de nouveaux repères, en gardant néanmoins un regard d’observateur sur cette culture subtilement distincte de ce que nous avons pu vivre en France ou en Allemagne, le Tchèque Milos Forman a été un commentateur privilégié de la civilisation américaine pendant ses huit films produits outre-Atlantique. La 35ème édition du Festival de Bergame rend en ce moment hommage au réalisateur, ce qui nous a permis de découvrir pour la première fois sur grand écran – quitte à ce que ce soit dans une copie argentique belge pas de toute fraîcheur – l’un de nos films de chevet. Ragtime n’est certes pas considéré comme le chef-d’œuvre incontesté de la filmographie du réalisateur. Dans toute sa splendeur et son souffle faussement épique, qui s’apparente davantage à une série d’épisodes plus ou moins librement reliés entre eux, il s’agit en fait du portrait désillusionné de l’âme américaine, au moment précis où les mythes fondateurs de l’âge moderne s’étaient mis en place avec vigueur. C’est une saga passionnante, truffée d’opportunistes, qui vivent le rêve américain chacun à sa façon. Jusqu’à ce que ce doux songe mensonger montre son vrai visage, marqué par la laideur du cynisme, pour mieux laisser la place à la manipulation et au spectacle, depuis toujours les piliers de la façade américaine, derrière laquelle s’agite sans cesse une indicible violence.
Synopsis : Au début du 20ème siècle, la vie mondaine à New York est rythmée par toutes sortes de scandales. Le plus retentissant d’entre eux tourne autour de l’indignation du fils de bonne famille Henry Thaw envers l’industriel Stanford White, le commanditaire d’une statue nue récemment dévoilée, qui représenterait l’ancienne danseuse Evelyn Nesbit, l’épouse de Thaw. En même temps, une famille d’industriels de New Rochelle recueille chez elle un bébé abandonné dans son jardin, ainsi que sa mère apeurée Sarah. Le père du bébé, le pianiste noir Colehouse Walker Jr., est sur le point d’épouser Sarah, quand il tombe victime d’un incident à caractère raciste : les pompiers volontaires sous les ordres de Willie Conklin bloquent, puis vandalisent sa voiture toute neuve. Walker demande réparation de son préjudice, mais personne ne veut entendre parler de son cas, en apparence bénin. Il décide alors de se faire justice lui-même.
Anges et démons
C’est sur un univers vibrant de nouveauté que s’ouvre Ragtime. A l’époque, les événements qui y sont relayés par un montage d’actualités ont dû paraître tel la promesse d’un avenir radieux, où le progrès allait balayer les vestiges d’un ordre moral et social en pleine décrépitude. Dans cette quête encore passablement optimiste de ce que l’on nomme de nos jours le bling-bling, mais qui est au fond l’assurance erronée que l’accumulation d’une fortune matérielle préserve de déceptions diverses, il n’y aura, deux heures et demie de film plus tard, que des perdants. L’idéalisme d’un côté et les calculs basés sur une conception archaïque de la hiérarchie du pouvoir de l’autre auront alors subi de nombreux contre-coups, selon une mécanique narrative librement héritée du roman inadaptable de E.L. Doctorow qui consiste avant tout à démontrer malicieusement à quel point la société américaine était d’ores et déjà hors de contrôle au début du siècle dernier. La plupart des personnages ont eu droit à leur quart d’heure de gloire et de satisfaction d’ambitions ou d’instincts plus ou moins avouables. Mais en fin de compte, le maelstrom du temps qui passe et de l’indifférence avec chaque génération grandissante, qui engloutit impitoyablement des faits divers vrais ou faux comme relayés ici et des milliers d’événements historiques comparables, aura amèrement eu raison d’eux. En cela, cette épopée crépusculaire se distingue d’autres chants de cygne contemporains, nostalgiques d’une époque où les anciens codes d’honneur et de probité morale passaient définitivement le flambeau à un opportunisme sans bornes, ni scrupules, Il était une fois en Amérique de Sergio Leone en tête, qui croyait devoir conférer une aura tragique à une vie passé sous le signe du crime organisé. Ici, au contraire, aucune instance ne viendra entraver un cynisme larvé, qui se répand, une séquence à première vue anodine à la fois, sublimement caché derrière une mise en scène guère dupe de la noirceur résignée du scénario.
Icarus in America
La véritable grandeur du film coexiste cependant avec ce constat nullement valorisant pour les idéaux qui sont censés faire tourner la machine industrielle et idéologique des Etats-Unis. Car c’est la noblesse constamment malmenée des personnages qui ne finit pas de nous subjuguer à chaque nouvelle vision de Ragtime ! Nos deux héros imparfaits favoris demeurent le justicier têtu interprété magistralement par Howard E. Rollins Jr., un beau parleur certes et un fanatique comme on en trouve depuis toujours dans chaque association de terroristes, mais en même temps l’incarnation hautement séduisante de cet idéal si difficile à atteindre de l’égalité des droits, ainsi que la mère de famille en apparence effacée, voire soumise, à laquelle Mary Steenburgen donne pourtant une allure doucement féministe avant l’heure. Tandis que le scénario ne paraît point empressé de choyer l’autre personnage féminin majeur, la danseuse pas très futée qui change de compagnon sans états d’âme, Elizabeth McGovern sait trouver le ton juste pour rendre malgré tout attachant ce symbole d’une Amérique exposée aux pires manipulations à cause de la version la plus bête de l’appât du gain. Enfin, le vénérable James Cagney dans son dernier rôle au cinéma prend honorablement congé en compagnie de Pat O’Brien et de Donald O’Connor, alors que les vedettes des décennies à venir, comme Jeff Daniels et Samuel L. Jackson y font des apparitions plus anecdotiques.
Conclusion
Les avis ont tendance à diverger quant au meilleur film au sein de la filmographie prestigieuse de Milos Forman. Pour certains, il s’agit de Vol au dessus d’un nid de coucou, alors que d’autres préfèrent Amadeus. Nous sommes parfaitement conscients de nous retrouver dans une infime minorité privilégiant Ragtime. C’est pour nous le mariage quasiment parfait entre un cadre somptueux et un propos qui s’emploie précisément à démonter froidement ces jolies chimères truquées. Et cela ne gêne en rien notre plaisir, que l’excellence de l’interprétation soit accompagnée de prestations techniques elles aussi de premier ordre, de la photographie de Miroslav Ondricek à la bande originale de Randy Newman. Cette dernière avait d’ailleurs plongé pendant un temps les visiteurs de Disneyland Paris dans un retour en arrière sensiblement plus superficiel que ne l’est cette observation affûtée des simulacres propres à la société américaine.