101 ans depuis le dimanche 8 novembre mais pourtant Norman Lloyd ne semble pas vouloir prendre sa retraite, comme l’atteste sa participation à Crazy Amy de Judd Apatow sorti en salles ce 18 novembre (critique). Mais qui est Norman Lloyd ? Lors de l’édition 2012 du Festival de Cannes, une master class a permis de découvrir, ou de redécouvrir qui était, enfin plus précisément, qui est toujours ce vétéran de l’âge d’or d’Hollywood. Sujet d’un documentaire en 2007, Who Is Norman Lloyd ?, présenté alors à Sundance, il est tout simplement un grand acteur et une mémoire d’une ère quasiment totalement révolue.
Pour beaucoup de cinéphiles, il reste le Saboteur du titre original qui tombe, après un long suspense sur la solidité des coutures de la manche de sa veste, de la statue de la liberté à la fin de Cinquième Colonne d’Alfred Hitchcock en 1942, Ben Hecht affirmant au réalisateur que ce ne serait pas arrivé «s’il avait eu un meilleur tailleur» puis un patient d’Ingrid Bergman dans La Maison du Docteur Edwardes en 1945. Avec ce rôle, il brille particulièrement par son regard et sa façon d’écouter le bruit du couteau qu’utilise la comédienne pour ouvrir une enveloppe et son émoi physique est palpable.
Hitchcock relance sa carrière dans les années 50 alors qu’il subissait les foudres du maccarthysme dont fut aussi victime son ami John Garfield avec qui il apparaît dans son dernier film Menaces dans la nuit de John Berry avant son décès soudain d’une crise cardiaque, certainement victime collatérale de la Guerre Froide. Le maître du suspense l’impose comme bras droit pour son anthologie tournée à partir de 1957 contre les responsables de la chaîne, réticents quant à sa proximité avec des artistes blacklistés. Il en sera l’un des producteurs, réalise 25 épisodes, fait des apparitions et participe à la sélection des histoires, invitant par exemple Harold Pinter à participer à l’émission mais Hitch, en recevant le projet écrit par l’auteur du Monte-Plats, ne se montre guère séduit («je ne fais pas ce genre de trucs»). «Nous tournions 39 numéros chaque saison mais il ne les dirigeait pas lui-même. Nous tournions un segment et lui présentions un premier montage. S’il n’aimait pas ce qu’il voyait, il se levait et sortait. Mais il ne nous disait jamais de tourner une scène en plus. C’est lui qui finançait ! Les introductions d’Hitchcock étaient écrites par un certain Jimmy Allardyce et il n’en modifiait pas une syllabe, quel que soit le registre de la blague. Si Jimmy faisait venir un lion qui allait poser sa tête sur l’épaule d’Hitchcock, il disait son texte de la même manière, avec la même élocution lente, pince-sans-rires digne d’un cockney».
Il est un pilier du petit écran, faisant d’ailleurs sa première apparition dans le programme le plus ancien à avoir résisté à l’épreuve du temps, The Streets of New York en 1939. Encore actif aujourd’hui, il est apparu dans de nombreuses séries télévisées et est d’ailleurs surtout connu des «jeunes générations» de téléphages pour être un médecin dans la série St Elsewhere de 1982 à 1988. Engagé au départ pour quatre épisodes, son personnage étant atteint d’un cancer du fois en phase terminale, il restera pendant six saisons le directeur de cette série pionnière des séries hospitalières dramatiques, où l’on vit notamment Denzel Washington, dont le final est l’un des plus déconcertants et audacieux jamais vus. Il dirige un épisode de Columbo, et on le voit aussi dans quelques épisodes de Un flic dans la mafia. Il tient un rôle régulier dans la série de science-fiction Sept jours pour agir à la fin des années 90 et plus récemment est apparu dans Modern Family.
Au cinéma, sous contrat à la MGM de 1942 à 1950, on le voit aussi dans La Fille des prairies (Calamity Jane and Sam Bass) de George Sherman en 1946, La Scène du crime de Roy Rowland et Le Livre noir d’Anthony Mann en 1949, La Flèche et le Flambeau de Jacques Tourneur (le troubadour) et La Fille des boucaniers de Frederick De Cordova en 1950, Les Feux de la Rampe de Charles Chaplin (où il est Bodalink, le régisseur), Audrey Rose de Robert Wise en 1977 (l’hypnotiseur), Le Cercle des Poètes Disparus de Peter Weir en 1989 (le proviseur), Le Temps de l’Innocence de Martin Scorsese en 1993 et dernièrement en 2005 dans In Her Shoes de Curtis Hanson. Il a longtemps espéré réaliser une adaptation du roman de Horace McCoy, On achève bien les chevaux, dont il avait acquis les droits avec Charlie Chaplin, avec qui il s’était lié d’amitié sur un terrain de tennis, avec Sydney Chaplin et Marilyn Monroe dans les rôles principaux. Mais Chaplin ne pouvant plus rentrer en Amérique, le projet tombe à l’eau. Sydney Pollack s’en chargera finalement à la fin des années 60.
Il est également apparu dans L’Homme du sud de Jean Renoir dont il deviendra, là encore, un proche. Il évoquait lors de la master class cannoise l’une de ses dernières rencontres avec le cinéaste français qui lui fit cet aveu : «Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’étais déterminé, à tout prix, pour chacun de mes plans, à ressembler le moins possible à mon père [le peintre Auguste]». Norman Lloyd ajoutait : «Il avait transféré tous ses films sur copie 16mm et les a montré à un groupe de connaissances dont je faisais partie. Un à la fois, chaque week-end, jusqu’au dernier de ses quelques 50 films. Au final il nous a dit que l’expérience lui avait permis de comprendre qu’il avait passé sa vie à l’imiter».
C’est au théâtre que Lloyd débute dans les années 30, travaillant avec Elia Kazan au sein du Theater of Action, mouvement culturel et artistique engagé à gauche après avoir débuté avec Civic Repertory Theatre d’Eva Le Gallienne puis avec Orson Welles et John Houseman au Mercury Theater, apparaissant notamment dans leur Jules César dans le rôle de Cinna, le poète. Cette production se voulait une critique en biais du fascisme, «comme s’il s’agissait d’un mélodrame politique écrit la veille» précisait-il lors de cette même leçon de cinéma à Cannes. Des personnes placées dans la salle réagissaient au texte comme s’il faisait partie de la foule de Rome. Cette histoire a été relatée dans le film Me and Orson Welles de Richard Linklater mais il n’était guère satisfait de «l’erreur de casting» d’un certain Leo Bill qui l’incarnait à l’écran tout en exprimant son admiration pour Christian McKay remarqué pour sa performance de Orson Welles et dont il est devenu l’ami. Il a exprimé son regret de ne pas être resté aux côtés de Welles lorsqu’il a tenté sa chance à Hollywood car après un premier projet non abouté, il n’était plus là lorsque le suivant fut tourné et rata ainsi probablement un rôle dans Citizen Kane.
Norman Lloyd est donc un témoin important d’un âge d’or du théâtre en Amérique, d’une période charnière de cette histoire encore contemporaine mais déjà un peu lointaine et il a pu assister voire participer à des représentations entrées dans l’histoire de la scène, des premières créations de pièces historiques de Ben Hecht (The Front Page) dont il fut aussi un proche, Tennessee Williams ou dirigées par Kazan, Welles et encore Joseph Losey (autre victime du maccarthysme qui le dirigera dans son remake de M le Maudit) et il s’en souvient avec une précision rare alors que ses plus anciens souvenirs, se seraient-ils que culturels, remontent aux années 20. Interviewé par le Hollywood Reporter en 2014, il racontait qu’il avait deux performances qu’il estimait en particulier, dans des pièces de Shakespeare, Paul Robeson dans Othello à Broadway en 1943 dont il loue la présence charismatique, avant même de prononcer un mot, et Peter O’Toole dans le rôle de Shylock dans Le Marchand de Venise à Stratford en 1960 qui l’interprétait loin des clichés habituels, non pas en vieillard mais en jeune homme vigoureux, lui donnant une humanité différente de ses prédécesseurs. Côté cinéma, il admirait encore Jean Gabin dont «l’expérience du monde se voyait dans son regard et sa voix».
Quel est le secret de sa longévité ? Si Manoel de Oliveira évoquait l’huile d’olive, pour Norman Lloyd, qui n’a pas réellement explication sur sa longue vie, en dehors de son mariage solide (75 ans avec son épouse décédée en 2011) tente un raisonnement scientifique personnel : «Je ne mange pas de fruits de mer, je bois du vin avec modération et je m’autorise un verre de whisky chaque soir avant de dîner. Ça stimule mon appétit. Je mange de la viande, de la volaille et du poisson sans excès. C’est une question d’attitude. Vous devez rester actif, positif, même lorsque les choses ne vont pas dans votre sens. Vous pouvez perdre des années de vie si vous vous apitoyez sur votre sort.»