Avez-vous déjà assisté à un ciné-concert ? «Oui ! Non !», entend-on dans la salle 1 du Louxor (le vendredi 23 octobre au petit matin), riche en bambins partout, partout, comme des Gremlins à une séance de Blanche-Neige et les Sept Nains, je digresse… Jean-François Zygel anime ce ciné-concert en piano pour illustrer des films français des années 1908 à 1913 et explique, sobrement mais avec une certitude non feinte, que c’est du cinéma avec un concert. Bien dit ! Il invite ensuite ceux qui ont un instrument chez eux à en jouer eux-mêmes en regardant un film chez eux. On se dit que cela va être un sacré bordel dans les foyers et les appartements mitoyens. Si vous êtes témoin sonore d’un tel événement, vous savez désormais à qui vous plaindre… ou qui remerciez, selon que vous soyez mélomane ou non, selon que les chérubins soient doués ou non… Les cinq films du programme issu des archives Gaumont-Pathé sont accompagnés par des élèves de la classe d’improvisation au piano de Jean-François Zygel du Conservatoire de Paris.
Ouverture avec deux films de Bébé, star enfant des premières années du muet, d’abord «Bébé victime d’une erreur judiciaire» dirigé par Louis Feuillade (Fantômas) en 1912, avec commentaire musical improvisé par Camille el Bacha. Bébé alias Clément Abélard (Mary en réalité) au générique, connu ensuite sous le nom de René Dary en acteur adulte qui connaîtra une belle carrière à la cinquantaine grâce à quelques apparitions marquantes au cinéma comme dans Touchez pas au grisbi où il est Riton, le complice de Jean Gabin, mais surtout dans la série Belphégor, un triomphe sur le petit écran, dans le rôle bienveillant du commissaire Ménardier. Ici, il est victime d’une méprise. Engagé par la Gaumont (il signe BB, longtemps avant Bardot) pour un emploi de poulbot voleur, il est pris sur le tournage de «Bébé hypnotiseur» pour un vrai voleur et attrapé par de vrais gendarmes, de nombreux cas de faux tournages étant recensés par des criminels malins pour commettre de menus ou grands larcins. C’est donc un étonnant témoignage historique sur l’adaptabilité des gens malhonnêtes mais aussi un cas de film dans le film et de quatrième mur détourné, probablement pas une première dans l’histoire pourtant naissante du cinéma, les auteurs malins étant déjà nombreux à l’époque, mais réaliser que le «méta»cinéma existait déjà dès l’aube du 7ème Art a quelque chose d’assez réjouissant. Bébé est arrêté mais, malin comme un singe, dès que le commissaire a le dos tourné, il retourne la situation en s’empressant de rédiger une fausse lettre de recommandation de notable et se retrouve libéré sur le champ ! Selon que vous soyez puissant ou misérable…
[Parenthèse râleuse]. Bon, séance un peu perturbée gentiment par un accompagnant des bambins car il ne cesse de consulter son téléphone et s’il ne parle pas, avoir dans son champ de vision une lumière forte n’est jamais plaisant. Chapeau l’exemple pour les apprentis cinéphiles. Au moins, lorsque je lui ai demandé (poliment) d’éteindre son arme de destruction massive du plaisir des autres, il s’est exécuté, non sans me jeter un regard accusateur de type «ce que je faisais était important». Comme dirait une amie, ce n’est pas comme s’il «était chirurgien et attendu pour une opération du cœur dans l’heure». Patient avec une opération du cerveau est déjà plus crédible. [Fin de la parenthèse râleuse]
Deuxième aventure de Bébé, «Bébé fait de la peinture» accompagné par Adelon Nisi. Les chefs d’oeuvre de l’apprenti artiste sont très relatifs et son talent est plutôt celui d’un bon vendeur que d’un grand peintre. Louis Feuillade est accompagné à la réalisation par un autre grand nom de la période, Emile Cohl, pour ce film qui mêle prises de vues réelles et dessins au pinceaux, le travail de l’enfant génie est imaginé graphiquement par le pionnier du cinéma d’animation à la française. Le synopsis officiel sur le site des archives Gaumont/Pathé est précis, reproduisons-le éhontément : «Bébé est dans son atelier, la pipe à la bouche. Arrive un client qui souhaite que l’artiste fasse son portrait. D’abord, la main de Bébé, immobile sur la toile noire, laisse apparaître un personnage du genre de Fantoche (petit bonhomme très simple comme un dessin d’enfant qui porte un chapeau) au trait blanc sur fond noir. Mais le client n’a pas l’air très satisfait et Bébé fait une nouvelle tentative. Cette fois, son avant bras tenant un pinceau se déplace sur une toile noire : du haut, il tombe du pinceau comme par magie, la caricature du monsieur des cheveux jusqu’au nez. Puis le pinceau descend et c’est tout le bas du visage qui est tracé. Le client en est content et serre la main du peintre. Il lui commande alors une série d’armoiries qui sont les figures connues des souverains caricaturés, visages représentés entre les drapeaux de chaque nation. Salut de Bébé regardant le spectateur et qui se tient devant ses tableaux dans un cadre en oeil de boeuf». Une amusante caricature du monde de l’art avec des effets inventifs signés Emile Cohl !
Comme au temps du muet, premier intermède musical avec les deux premiers accompagnateurs, Camille el Bacha et Adelon Nisi pour un morceau à quatre mains. Signalons, nouvelle digression, que cette formule consacrée (à quatre mains) est plus vraie aussi que lorsque l’on parle d’un scénario car à moins d’être ambidextre, un scénariste n’écrit généralement que d’une seule main, donc deux scénariste = scénario écrit à deux mains ! Ici, la formule est plus juste, les quatre mains étant réellement actives et se croisant sur le clavier comme un jeu mais toujours en musique. Un duo plaisant dans un numéro presque comique.
Déjà le troisième film du programme avec un autre enfant vedette, Bout de Zan, héros de plusieurs films là encore, dirigé ici encore (et créé même) par Feuillade encore là, interprété par René Poyen, qui fut parfois accompagné de Bébé. «Bout de Zan vole un éléphant», le gamin est vagabond, croise ses forains et les suit, volant sans peine (le titre est précis) l’éléphant tranquillement allongé. Comme le crime paie, le produit volé sert le voleur à s’enfuir ! Sur leur route, ils sèment la terreur dans la ville, notamment à l’abord d’une caserne, un gendarme se révélant moins stoïque qu’un garde anglais de Buckingham Palace à la vue de ce monstre. La maréchaussée sera bien malmenée ici par la créature à la longue trompe (histoire de ne pas répéter le mot «éléphant»… zut…) amatrice de poches qui ne lui appartiennent pas. Les enfants dans la salle ont joyeusement réagi à cette comédie, plus qu’aux autres de cette sélection. Ça marche toujours, un animal qui fait des trucs rigolos !
Accompagnement musical du troisième élève de Zygel lors de cette séance : Masanori Enoki, japonais venu étudier en France, tout comme son complice de l’intermède suivant Satsuki Hoshino qui accompagnera les deux films suivants, tous deux là encore avec efficacité, comme on l’espère de ce type de performance, signés là encore de Emile Cohl et portés par l’idée du rêve, du fantasme, dénués de narration ou d’histoire laissant simplement la place à l’imagination et à l’émerveillement. «Rêves enfantins» (1910) qui comme son titre l’indique, relate la nuit agitée d’un petit garçon, avec une série de métamorphoses et de glissement léger d’une image à une autre, dessiné avec magie par l’un des premiers grands créateurs de formes du 7ème Art, avec un serpent articulé annonçant le ver géant de Beetlejuice. Fin de parcours avec le très beau et surréaliste «Fantasmagorie», considéré comme le plus ancien dessin animé sur pellicule connu même s’il fut précédé d’exercices de style signés Emile Reynaud (août 1908), qui partage son titre avec le programme repris à l’Escurial ce lundi 26 octobre à 14h15, d’une durée totale d’une quarantaine de minutes.