Un homme cruel
France, 2016
Titre original : –
Auteur : Gilles Jacob
Éditeur : Grasset
314 pages
Genre : Roman biographique
Date de parution : 28 septembre 2016
Format : 140 mm X 205 mm
Prix : 20 € au moment de la sortie / 23€90 prix constaté sur le site de l’éditeur en novembre 2022
3/5
Près d’un demi-siècle après sa disparition, qui se souvient encore de Sessue Hayakawa ? Les spectateurs cinéphiles et nostalgiques ont probablement gardé en mémoire sa prestation remarquable dans le classique Le Pont de la rivière Kwaï de David Lean. Et les plus pointus parmi eux associent peut-être son nom à la première œuvre majeure du cinéma érotique au temps du muet, Forfaiture de Cecil B. DeMille.
Mais dans l’ensemble, l’acteur japonais, autrefois une vedette internationale au même rang que Charles Chaplin et Rudolph Valentino, et ses films sont largement tombés dans l’oubli. Alors même que cet expatrié avec un pied à Hollywood et l’autre du côté du cinéma européen, avait su faire preuve de longévité, sa filmographie ayant tant bien que mal négocié le virage du parlant, si cruellement fatal à bon nombre de ses contemporains.
Avec tout le respect qu’on lui doit, Gilles Jacob peut lui-même être considéré comme un trésor de plus en plus obscur de l’univers du cinéma mondial. L’ancien président du Festival de Cannes a passé ces dernières années à écrire des livres de près ou de loin en rapport avec cette grande messe du cinéma qui se déroule tous les ans, ou presque, au mois de mai sur la Côte d’Azur. Contrairement à son ouvrage précédent, « Le Festival n’aura pas lieu », paru un an et demi avant « Un homme cruel », ce dernier fait évoluer son histoire assez loin des projecteurs braqués sur la Croisette. Il se préoccupe davantage à faire le tour du XXème siècle, par le biais d’un itinéraire personnel guère représentatif.
Comme toujours un peu trop trivial pour être entièrement pris au sérieux, le style d’écriture très accessible de Jacob permet néanmoins de suivre sans déplaisir les nombreux hauts et bas du parcours d’un acteur atypique.
Synopsis : Prédestiné à une carrière de militaire, le jeune Kintaro Hayakawa emprunte de nombreux détours avant de devenir la première grande vedette asiatique du cinéma hollywoodien sous le nom de Sessue. Propulsé au sommet de la gloire en 1915 par sa prestation d’amant sadique dans Forfaiture de Cecil B. DeMille, il profite pleinement des privilèges que la célébrité mondiale lui accorde. Au grand dam de son épouse dévouée Tsuru, qui ne rêve, elle, que de fonder une famille. Or, le bonheur conjugal continuera de se dérober à Sessue de son plein gré. Au fil des années, il sera plus investi dans le sauvetage de sa carrière, celui des survivants du grand tremblement de terre à Tokyo en 1923, son engagement dans la résistance française ou encore ses méditations de moine bouddhiste que dans la présence paternelle auprès des siens.
Une cruauté tolérable
Tandis qu’il est tout à fait légitime de douter que le travail de Sessue Hayakawa devant la caméra ait durablement marqué l’Histoire du cinéma, les péripéties de sa vie privée et professionnelle méritent certainement qu’on s’y attarde. Face aux deux rôles marquants de sa carrière dans des films d’ores et déjà cités plus haut et beaucoup d’autres dans lesquels il a fait œuvre de complicité tacite du colportage du cliché de l’homme japonais, il se dresse une aura personnelle sensiblement plus nuancée.
Difficile de concilier alors ses traits de caractère extrêmes. D’un côté, la démesure de ses années folles, quand sa vie ressemblait à une longue fête, entrecoupée d’une boulimie de travail insatiable. Et de l’autre, le décrochage progressif de cette image d’une perfection factice, au profit de considérations simultanément plus terre-à-terre comme l’étude du chant des oiseaux et plus philosophiques, une fois que le silence et la méditation seront devenus ses meilleurs amis.
En somme, Sessue Hayakawa était donc un homme bourré de contradictions, dont « Un homme cruel » réussit au mieux partiellement à démystifier l’énigme. Entre sa sphère publique et ses jardins secrets privés, l’écart était sans doute trop important pour qu’un roman biographique grand public comme celui-ci arrive à en sonder les failles. Seules les citations récurrentes du journal intime de sa femme permettent au moins de mesurer son impact affectif auprès de sa famille, des femmes et de ses fans. Quoique sans jamais faire autre chose que de préserver la distance que l’homme semble établir constamment entre le monde extérieur et lui-même.
La véritable cruauté de cet individu, devenu guère plus familier au bout de trois cents pages de lecture, serait alors celle d’être au fond incapable de se donner corps et âme à son art dramatique et par conséquent à l’humanité. D’où peut-être l’absence de passage à la postérité de la plupart de ses interprétations.
Histoires d’oiseaux planants
Ce qui ne signifie point que son parcours de vie ne recèle pas de nombreux épisodes rocambolesques, racontés avec une certaine verve par l’auteur. Pionnier parmi les pionniers à l’époque du cinéma muet, Sessue Hayakawa a visiblement toujours refusé de se laisser mettre dans des cases. Quelle ironie du sort alors, que l’immense majorité de ses rôles le cantonnaient à l’emploi d’amant ou de malfrat exotique, certes toujours élégant et désirable, mais en fin de compte à peine plus qu’un élément curieux de l’arrière-plan ! Heureusement pour lui, sa vie réelle était plus originale et authentique : de ses premières années laborieuses sur le continent américain jusqu’à sa retraite finale en monastère, en passant par des rendez-vous impossibles à rater avec la grande histoire, au cours desquels il a réellement pu jouer au héros.
Au fil des pages, Gilles Jacob sait toujours garder l’équilibre juste entre les extravagances de son personnage public et des convictions intimes plus discrètement malmenées. Là où ses dispositifs narratifs deviennent par contre plus problématiques, c’est du côté de l’évocation assez exempte de pudeur de la vie sexuelle de Sessue Hayakawa, voire d’un regard quelque peu archaïque sur la gent féminine. Par exemple, quand il évoque le corps de l’actrice Viviane Romance en des termes qui ne passent plus trop de nos jours, post-prise de conscience MeToo.
De même, autant on peut accorder une grande liberté d’invention à l’auteur dans le cadre de ce genre littéraire singulier qu’est le roman biographique, autant cette même prise de liberté dénote négativement, lorsqu’elle s’exerce au niveau de l’évocation de la cérémonie des Oscars en 1958, au cours de laquelle l’acteur avait perdu pour Le Pont de la rivière Kwaï. On a alors affaire à de la fabulation pure et dure, alors que le contexte réel aurait aisément pu se prêter à quelques apartés savoureux.
Conclusion
La quatrième de couverture de « Un homme cruel » annonce un roman vrai. Mieux vaut toutefois prendre ce livre comme une œuvre de fiction, inspirée de faits réels. Quoiqu’il en soit et malgré un léger penchant pour la trivialité, Gilles Jacob y dresse le portrait saisissant d’un homme parfaitement conscient de la nature éphémère de son existence. Ce n’est certes pas l’écriture d’une biographie approximative comme celle-ci qui y changera quelque chose. Mais s’il ne fallait en retenir qu’une chose, ce serait cette volonté infatigable d’aller de l’avant manifestée maintes fois par Sessue Hayakawa, de se confronter à un monde souvent hostile à son égard, quitte à y perdre encore et encore de l’amour et de l’argent, mais jamais sa dignité.