Livre : Mister Everywhere (Samuel Blumenfeld)

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Mister Everywhere

France, 2016

Titre original : –

Auteur : Samuel Blumenfeld

Éditeurs : Institut Lumière / Actes Sud

252 pages + annexes

Genre : Entretiens

Date de parution : 14 septembre 2016

Format : 115 mm X 217 mm

Prix : 23€

3,5/5

Ça y est, nous avons repéré notre nouvelle idole dans le monde du cinéma ! Évidemment, nous sommes tout à fait conscients qu’il est désormais trop tard pour nous, personnellement, de suivre la voie si abondante en bifurcations et en rencontres enrichissantes, empruntée entre les années 1950 et 2010 par Pierre Rissient. Mais le cinéma et la lecture sur le cinéma servent aussi à cela : se mettre à rêver d’une vie et d’un monde différents, quitte à s’approprier le temps d’un long-métrage ou d’un livre l’existence de personnages hauts en couleur.

Car extravagant et imprévisible, le parcours de ce touche-à-tout du cinéma français et mondial l’a été sans aucun doute. Ce qui nous fait encore un peu plus regretter le rendez-vous manqué avec un passionné pur et dur du Septième art. En effet, Pierre Rissient s’est éteint à l’âge de 81 ans en mai 2018, c’est-à-dire un an et demi après la publication de ce formidable livre d’entretiens que l’Institut Lumière et l’éditeur Actes Sud lui ont consacré à la rentrée 2016.

Eh oui, nous avons accumulé un retard considérable dans nos lectures. Le sevrage forcé de séances de cinéma à cause de la crise sanitaire nous aura au moins permis de nous rattraper tant soit peu à ce niveau-là, à commencer par « Mister Everywhere ». Si l’on peut légitimement supposer que la réussite de l’exercice de l’entretien fleuve dépend autant de celui qui pose les questions que de son interlocuteur, plus ou moins prêt à se dévoiler, alors Samuel Blumenfeld et Pierre Rissient s’en sont acquittés assez brillamment. Au fil des pages et de la dizaine de chapitres, le portrait saisissant y est dressé d’un homme ayant voué toute sa vie au cinéma.

Au lieu de devenir un grand réalisateur, producteur ou scénariste, Pierre Rissient s’est en quelque sorte laissé porter au rythme des opportunités et de ses envies. Cette démarche ne l’aura visiblement pas rendu riche en termes matériels. Elle lui aura par contre permis de se forger une expérience aiguë sur l’ensemble exhaustif de la chaîne de production d’un film : depuis l’écriture du scénario et la recherche du budget nécessaire pour le mettre en images, jusqu’au service après-vente, pour ainsi dire, de la promotion et des relations avec la presse spécialisée, en passant par la sélection en festivals et la découverte de trésors cinématographiques trop longtemps enfouis.

Les Forbans de la nuit © 1950 Arthur Evans / 20th Century Fox Productions / Théâte du Temple Distribution
Tous droits réservés

Synopsis : Un cinéphile intransigeant dès son adolescence, Pierre Rissient s’était d’abord fait un nom en tant que membre du groupe Mac-Mahon. Avec ses acolytes, il y défendait sans relâche le carré d’as formé des réalisateurs Fritz Lang, Joseph Losey, Otto Preminger et Raoul Walsh. Temporairement assistant sur les premiers films de la Nouvelle Vague, il avait ensuite exercé les métiers de distributeur et d’attaché de presse aux côtés de Bertrand Tavernier. Un conseiller privilégié du Festival de Cannes pendant près de quarante ans, Rissient était de même un dénicheur infatigable de talents, notamment à travers sa mise en valeur du cinéma asiatique de King Hu, Lino Brocka ou encore Abbas Kiarostami. Sans oublier son activité sporadique de réalisateur, entre autres de Cinq et la peau, sorti au début des années ’80.

Willie Boy © 1969 Universal Pictures / Universal Pictures International France Tous droits réservés

Être toujours en éveil et le plus réceptif possible

Peu importe l’époque dans laquelle on vit, l’essentiel est d’y prendre part et peut-être même d’en modifier un tout petit peu le cours des choses. C’est l’impression que nous donne au fond la vie de Pierre Rissient. Celui-ci nous paraît moins comme un caméléon, disposé à s’adapter à toutes les situations imaginables, qu’en tant qu’éternel curieux, prêt à l’aventure, quitte à se retrouver en fin de compte avec une biographie à nulle autre pareille. Or, c’est justement la forme multiple de ses activités professionnelles qui rend son récit si passionnant. Et d’une certaine façon aussi presque frustrant, puisque la conduite de l’entretien par Samuel Blumenfeld – d’une expertise sans reproche et exceptionnellement adroit dans la mise en forme de ce qui a dû représenter des journées entières de rencontres – trouve à peine le temps d’effleurer chacun des innombrables champs d’intervention de ce véritable Monsieur Cinéma.

Le calibrage éditorial du livre est ainsi globalement d’une grande rigueur, à l’exception de très rares erreurs factuelles comme le cafouillage des versions du Voleur de Bagdad entre celle avec Douglas Fairbanks et celle avec Sabu, un doute persistant sur l’année de production de Willie Boy de Abraham Polonsky ou encore le prénom francisé de Natalie Wood. Néanmoins, au vu de la pléthore de personnalités de cinéma côtoyées par Rissient sur plus de soixante ans de carrière et des films plus ou moins obscurs cités à tout-va, l’annexe de cinquante pages en fin d’ouvrage s’est avérée utile à intervalles réguliers. Y compris lors de la rédaction de cette note de lecture.

Contrairement au dispositif souvent un peu problématique de la préface. Il y en a même deux ici : la première à la formulation un peu trop formelle par Clint Eastwood, un compagnon fidèle de Rissient ou inversement, puis celle de Bertrand Tavernier, ami proche de son confrère, admirablement sincère dans ses propos, même s’il a tendance à survendre le conflit qui opposait Pierre Rissient à King Hu.

Cinq et la peau © 1982 Les Films de l’Alma / GPFI / Bancom Audiovision Corporation / TF1 Studios / Carlotta Films
Tous droits réservés

Un homme de cinéma

Effectivement, certaines zones d’ombre demeurent dans la vie foisonnante de Pierre Rissient. Ainsi, il parle très peu dans « Mister Everywhere » de son deuxième long-métrage, Cinq et la peau dont la version restaurée, présentée à Cannes Classics le mois de sa mort, était ressortie en salles dans la foulée grâce à Carlotta Films. A la limite, on y apprend plus sur le tournage chaotique de son premier film, torpillé par l’interprétation de Richard Jordan, que sur son deuxième, où Féodor Atkine campe un personnage que l’on ne devine pas trop éloigné de la fascination du réalisateur intermittent pour l’Asie.

D’autres points d’intérêt majeurs du livre sont les rapports de Rissient, qui était alors avant tout un confident globe-trotter, avec ces cinéastes et autres scénaristes mis sur la liste noire de la chasse anti-communiste dans les années ’50, tels que Joseph Losey et John Berry. De même que ses nombreux déplacements en Asie dans les années ’70, une époque où la plupart des pays du continent n’étaient pas du tout défrichés d’un point de vue cinématographique.

Tous ces souvenirs, Pierre Rissient les évoque avec une pudeur appréciable, parfois un petit grain d’amertume, mais surtout avec une passion du cinéma hautement communicative ! Il n’hésite pas d’admettre quelques erreurs de jugement du passé. Cela lui arrive rarement de se fourvoyer dans des argumentations douteuses – Errol Flynn l’égal d’un acteur bressonien, ça reste à prouver. Mais il sait avant tout faire sublimement œuvre de passeur d’une incroyable érudition et d’une curiosité jamais prise en défaut à l’égard de tout ce qui touche de près ou de loin au cinéma. Le cinéma qu’il a la sagesse et l’ouverture d’esprit de concevoir à la fois comme la source d’une passion cinéphile dévorante, en tant qu’industrie au fonctionnement plutôt injuste, voire sous le jour d’une expression artistique à un stade plus ou moins embryonnaire.

Aujourd’hui, en temps de crise planétaire, ce dernier volet aurait plus que jamais besoin de promoteurs éclairés et investis cœur et âme dans leur travail comme Pierre Rissient.

Pierre Rissient © 2018 Institut Lumière Tous droits réservés

Conclusion

Certes, on n’est pas toujours d’accord avec Pierre Rissient. Sueurs froides de Alfred Hitchcock une horreur, vraiment ?! Mais on partage sans réserve son investissement carrément affectif dans l’expérience cinématographique. Une expérience qui dépend, pour lui comme pour nous, aussi des circonstances de la projection, tel que la qualité de la copie. En même temps, « Mister Everywhere » dépasse de très loin le simple chipotage d’initiés, restés trop longtemps enfermés dans leur bulle, où l’on croise à longueur de journée les monstres sacrés du grand écran ! Grâce au travail doucement minutieux de Samuel Blumenfeld, le livre réussit haut la main l’exploit de nous redonner l’envie brûlante de nous plonger sans compter dans tout ce que nos chères salles obscures voudront bien nous proposer, une fois qu’ils auront à nouveau le droit d’ouvrir …

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