Titre : Au travail avec Jean Eustache
Auteur : Luc Beraud
Editeur : Institut Lumière/Actes Sud
Date de publication : janvier 2017
Nombre de pages : 272
Format : 11,5 x 21,7
Prix : 23 euros
Jean Eustache occupe une place à part au sein du cinéma français. Auréolé d’un statut légendaire depuis la projection de son film monstre, La Maman et la Putain, au festival de Cannes 1973, l’œuvre d’Eustache est restée confidentielle pour d’obscures raisons de droit limitant ainsi la diffusion de ses films parmi la communauté de spectateurs. Son suicide, le 5 novembre 1981, a été un élément supplémentaire dans cette mythification du metteur en scène originaire de Narbonne. Eustache a ceci de particulier qu’il ne peut être rattaché à aucun mouvement en particulier. Certes, il débute en 1963 dans le sillage de la Nouvelle Vague avec Les Mauvaises Fréquentations. Cependant, et malgré ses diverses accointances avec certains membres des Cahiers du Cinéma, son nom n’est jamais vraiment assimilé à ce pan cinématographique. Ce n’est qu’avec La Maman et la Putain que Jean Eustache acquiert une renommée illustre, en dépit du scandale provoqué par le film. Présidente du jury cette année, Ingrid Bergman ne cache pas son ire à l’égard du film. Pourtant, sa durée excessive, ses dialogues sublimes (respectés à la virgule près par les acteurs), sa radiographie sociétale post-68 ont fait de La Maman et la Putain une œuvre spéciale dans l’Histoire du Cinéma. Les admonestations de Bergman n’auront pas suffi… Eustache obtient le Grand Prix du Jury cette année.
L’ouvrage de Luc Beraud est le point de départ d’une actualité consacrée au metteur en scène de Mes Petites Amoureuses. Ainsi, en plus du livre susmentionné s’ajoute une deuxième monographie écrite par Philippe Azoury et dont la date de sortie est prévue pour avril, chez Capricci. Enfin la cinémathèque française organise une rétrospective prévue pour le mois de mai.
Luc Béraud est un scénariste, réalisateur qui a débuté sa carrière en tant qu’assistant sur les émissions d’André S. Labarthe, Cinéaste de notre Temps. A cette même époque, il fréquente de manière assidue la cinémathèque française dans le dessein de parfaire sa culture cinématographique. La rencontre avec Eustache se fait lors du tournage des Deux Marseillaises, de Jean-Louis Comolli et Labarthe, documentaire consacré aux législatives d’Asnières en 1968. Début d’une relation amicale et professionnelle qui s’étendra jusqu’en 1981, année du décès d’Eustache. Dans son ouvrage, Béraud narre la méthode Eustache lors des tournages de trois films (La Maman et la Putain, Mes Petites Amoureuses, Une Sale Histoire). Méticuleux, précis, Eustache ne laissait rien au hasard, que ce soit le moindre mouvement de caméra, ou encore un détail vestimentaire précis… A travers ses films, Eustache ne mettait en scène rien que moins sa vie personnelle, son enfance, son parcours sentimental…
Vie personnelle et création cinématographique s’imbriquent, s’interpénètrent et se confondent pour ainsi créer cette œuvre d’une sensibilité et d’une justesse extraordinaire. Pour reconstituer certains moments de sa vie, Eustache n’hésitait pas à tourner dans les mêmes endroits. Et si d’aventure le lieu-dit avait disparu, ou était indisponible pour diverses raisons, Eustache pouvait partir dans une colère monstre, disparaître du tournage pour une durée indéterminée, noyer son amertume dans l’alcool et revenir quelques jours plus tard afin de continuer le tournage. Chez Eustache, l’art est tout, réactualisant ainsi l’expression « truffaldienne » : « le cinéma est plus fort que la vie ». Un tournage avec Eustache était tout sauf une simple routine : des moments d’intense créativité côtoyaient des périodes « mortes » durant lesquelles Eustaches refusait de tourner ou bien avait simplement abandonné le lieu du tournage sans mot dire.
D’un style épuré, précis et clair, Béraud nous fait l’offrande de plusieurs anecdotes assez cocasses. Lors du tournage de Mes Petites Amoureuses, l’équipe du film, après une dure journée de labeur, prévoit de dîner au restaurant local. Quelle ne furent pas leurs surprises de trouver Dalida, alors en tournée dans la région, accompagnée de son mari, un soi-disant ancien comte particulièrement jaloux et possessif, attablés à une des tables. Nestor Almendros, chef-opérateur sur Mes Petites Amoureuses, avait déjà travaillé avec Dalida sur un documentaire qui lui était dédiée. A la fin du repas, Almendros, accompagné de l’équipe du film, salue l’artiste-chanteuse. Eustache y va également de son salut provoquant la jalousie du baron. Ce dernier se lève, clame à qui veut l’entendre que lui seul décide de qui doit dire bonjour à son épouse, et décoche un coup de poing à Eustache. Ce dernier termine aux urgences. Pourquoi cette réaction ? Béraud suppose que la célébrité d’Eustache, suite à l’affaire La Maman et la Putain, a été une raison pour expliquer cette réaction plus qu’excessive. Personnage hautement « respectable » que ce comte qui devait voir d’un mauvais œil qu’une personne aussi sulfureux qu’Eustache puisse présenter ses hommages à sa compagne.
Pourquoi les films de Jean Eustache nous importent-ils tant ? Car ils portent en eux le deuil de quelque chose, la fin d’une utopie et d’un amour (La Maman et la Putain), la perte de l’innocence dans Mes Petites Amoureuses. Eustache a su capter, par le biais d’une langue magnifique, le passage du temps, un moment révolu pour toujours. Dans La Maman et la Putain, la beauté de la langue, dans un registre soutenu, contraste avec l’aspect brut de la mise en scène, sans afféteries aucune. Dans Numéro Zéro, Eustache questionne sa grand-mère, Odette Robert, sur sa vie. Dans un dispositif minimaliste, Odette Robert dépeint son existence soulignant ainsi la préoccupation d’Eustache à maintenir en vie, via la parole, un moment du passé. Les humbles, les gens de peu, telle la grand-mère d’Eustache, sont préservés par la caméra d’Eustache. Le cinéma devient un outil de captation de la parole humaine.