Apocalypse Now Journal
États-Unis, 1991
Titre original : Notes on the Making of Apocalypse Now
Autrice : Eleanor Coppola
Traduction : Philippe Aronson
Éditeur : Sonatine Éditions
255 pages
Genre : Histoire du cinéma
Date de parution : 6 octobre 2011
Format : 140 mm X 221 mm
Prix : 18 €
3/5
Pour le commun des cinéphiles, les making of sont le moyen le plus facile et courant d’en savoir un peu plus sur les secrets de tournage des films qu’on a appréciés sur grand écran. Pourtant, ces reportages d’une durée variable, qui ne dépasse que très rarement celle de l’œuvre traitée, reflètent d’une manière insuffisante le temps considérable et le travail colossal qu’il faut pour créer un long-métrage. C’est alors que le livre peut prendre la relève, le temps de la lecture étant plus modulable et le plus souvent plus long que la consommation passive d’images et de son sur nos écrans du quotidien.
Un film aussi mythique que Apocalypse Now de Francis Ford Coppola a même eu l’honneur d’un double traitement. Sans parler des montages successifs, Redux et Final Cut, qui gardent à vif nos souvenirs de ce voyage cauchemardesque au cœur de la guerre du Vietnam. L’épouse du réalisateur, Eleanor Coppola, a signé essentiellement responsable de ces deux supports d’accompagnement d’un tournage hautement rocambolesque, pour ne pas dire chaotique.
Au début des années 1990, le documentaire Aux cœurs des ténèbres a été diffusé, grâce au remontage resté jusque là inachevé des prises effectuées par Eleanor Coppola sur place aux Philippines en 1976 et ’77. Curieusement, l’autrice n’en fait mention dans son Apocalypse Now Journal que dans la postface, omettant de surcroît de citer les noms des deux réalisateurs, Fax Bahr et George Hickenlooper, ayant ressuscité ce vieux projet. Son récit intime de ces deux années infernales pour son mari, pour elle et pour sa famille a vu la lumière publique dans la foulée.
Il aura fallu attendre jusqu’en 2011, c’est-à-dire plus de trente ans après la Palme d’or attribuée au Festival de Cannes au chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola, pour disposer enfin d’une traduction française. L’attente aura-t-elle valu la peine ? Oui et non, puisqu’autant le livre permet un accès privilégié aux coulisses d’un tournage ayant fait couler beaucoup d’encre en son temps, autant sa dernière partie se résume à une longue dispute conjugale, le processus créatif du montage se déroulant en dehors de la sphère d’influence de Eleanor Coppola.
Synopsis : Au printemps 1976, Eleanor Coppola, son mari Francis Ford Coppola et leurs trois enfants Gio, Roman et Sofia, s’envolent pour les Philippines, lieu de tournage d’Apocalypse Now. Alors que ce dernier n’est censé durer que quelques mois, divers problèmes logistiques et créatifs le font s’éterniser pendant près de deux années. Entre un typhon qui détruit l’ensemble des décors et la crise cardiaque de l’acteur principal Martin Sheen, le réalisateur adoubé par Hollywood grâce à son coup double de maître Le Parrain et Le Parrain Deuxième partie n’en est pas arrivé au bout de ses peines. Car le dépassement conséquent du budget l’oblige à engager sa fortune personnelle, afin de voir le tournage aboutir. Alors que son épouse le soutient d’abord corps et âme, le difficile processus créatif, fait de doutes et d’angoisses, finit par mettre également à rude épreuve leur couple.
On a chaud et on attend
Comme on disait à une époque infiniment plus sexiste que la nôtre : derrière chaque grand homme, il y a une grande femme. Cela n’est peut-être plus si vrai aujourd’hui, quand l’émancipation des femmes a accompli un chemin notable, la dernière victoire d’étape ayant été le mouvement MeToo. Cependant, il en reste des relents dans la répartition des rôles, telle que l’a vécu Eleanor Coppola dans les années ’70. Sa tâche dans cette machine gigantesque qu’était la production d’Apocalypse Now consistait à soutenir son mari, à s’occuper de ses trois enfants encore très jeunes à l’époque, ainsi qu’accessoirement à filmer un documentaire sur le tournage, au sort donc plutôt secondaire. Elle était parfaitement consciente de ce rôle d’observatrice et de fidèle soutien, auquel elle avait su répondre présente au cours du long et fatigant séjour en Asie.
Dès lors, son point de vue à distance permet une plongée fascinante dans l’environnement d’un tournage pour le moins difficile. La forme du journal intime juxtapose de manière intéressante les aléas d’une production qui accumule les retards et les événements plus anecdotiques de la vie quotidienne dans un pays étranger. A ce sujet, Eleanor Coppola a une approche lucide sur le décalage des cultures, entre les États-Unis d’ores et déjà assujettis aux modes de consommation effrénés et une façon de vivre plus traditionnelle dans son pays d’accueil. Elle tente de glaner le meilleur de ces deux mondes.
Mais rien que son mode de transport privilégié en hélicoptère la fait littéralement planer au dessus de l’existence de la population locale. Du coup, notre point de contestation majeur à l’égard du deuxième film de sa fille Sofia Coppola, Lost in Translation, nous paraît soudainement plus facile à expliquer. A l’image de ses personnages paumés à Tokyo, la famille Coppola déracinée ne cherche jamais vraiment à s’intégrer dans son nouveau lieu de passage.
Comment je suis allée dans la jungle avec mon mari et faillis perdre la raison
En effet, son compas majeur est le bien-être créatif du chef de famille Francis Ford Coppola. Or, celui-ci se porte de plus en plus mal, puisque les malheurs qui s’abattent en cascade sur son huitième film l’enfoncent dans une crise existentielle des plus profondes. Plutôt avare en détails sur cette répétition quasiment ininterrompue de contretemps, le livre permet néanmoins d’avoir un aperçu global sur la chronologie des faits.
Sauf que la position en périphérie de la tempête cinématographique garde le propos de l’autrice au moins autant tributaire de la situation dans son foyer que de celle sur le plateau, pris au piège dans la boue en plein cœur de la jungle. Afin de préserver un semblant d’équilibre mental, ainsi que la paix conjugale, elle fait de son mieux pour soutenir tant que possible son mari dans ses errements de génie torturé. Hélas, cette stratégie de l’épouse vaillante s’avère doublement périlleuse à long terme.
Toute la dernière partie de Apocalypse Now Journal se compose en fait d’une longue litanie de souffrance d’une femme trahie et délaissée. Ce sont tout de même cinquante pages, au cours desquelles Eleanor Coppola cherche à tout prix à crever l’abcès d’une relation arrivée au point mort. La découverte ludique d’un monde étranger de la première partie de l’ouvrage est à présent remplacée par des jours entiers passés à pleurer et à se mettre en question en tant que compagne d’un homme adulé. Le passage progressif à l’arrière-plan de la phase montage de Apocalypse Now culmine dans le choix assez arbitraire de la fin du livre, en novembre 1978, à neuf mois de sa première cannoise.
A moins que ce soit à ce moment précis que le plus dur de la crise conjugale des Coppola était passé, qu’ils étaient dorénavant en mesure d’envisager leur vie commune plus sereinement ? Toujours est-il que Francis et Eleanor sont toujours mariés au jour d’aujourd’hui, malgré d’autres épreuves majeures comme la mort accidentelle de leur fils Gio en 1986.
Conclusion
Original, Apocalypse Now Journal l’est certainement. A la fois épouse dévouée et artiste débutante, Eleanor Coppola y livre le récit de première main d’un tournage légendaire, ayant accouché d’un film pour l’éternité. Jamais tout à fait au cœur de l’action, mais pas non plus complètement mise à l’écart, elle vit ces années décisives pour la carrière de son mari et pour la survie de son couple avec autant de recul que d’aplomb. Les anecdotes familiales mignonnes, notamment sur Sofia Coppola, et la découverte d’une civilisation aux antipodes des normes occidentales y côtoient une routine de tournage des plus éprouvantes. Dommage alors que le dernier long chapitre fait le pari de l’introspection conjugale, laissant presque entièrement de côté la genèse finalement pas définitive d’une œuvre cinématographique, ayant presque achevé émotionnellement et intellectuellement son réalisateur !