L’Heure du loup
Suède, 1968
Titre original : Vargtimmen
Réalisateur : Ingmar Bergman
Scénario : Ingmar Bergman
Acteurs : Max von Sydow, Liv Ullmann, Gertrud Fridh, Erland Josephson
Distribution : –
Durée : 1h28
Genre : Fantastique
Date de sortie : 15 mai 1968
Note : 3,5/5
Les yeux de Bette Davis ont été immortalisés par une célèbre chanson de Kim Carnes. Mais que dire de ceux de Liv Ullmann, la légendaire actrice norvégienne à laquelle le Festival de Bergame rend hommage cette année en sa présence ? Ils sont tout simplement d’une expressivité suprême, comme on peut le voir dans L’Heure du loup, l’une de ses collaborations magistrales avec Ingmar Bergman. Ullmann a beau n’y tenir que le rôle peu valorisant de la narratrice dépassée par la folie de son mari artiste – un Max von Sydow lui aussi au sommet de son art –, elle décuple encore l’horreur de ce conte cauchemardesque à travers l’intensité de son jeu. Comme le dit son personnage à un moment donné, elle a su séduire et apaiser un temps son mari à l’âme tourmentée grâce au fait d’être entière. Sauf que le paradis préservé du couple sur une île quasiment déserte se transforme rapidement en un piège redoutable, un labyrinthe abyssal dans lequel le réalisateur nous entraîne avec beaucoup de malice. En effet, il n’y a que peu de choses à comprendre dans cette histoire fiévreuse, si l’on veut à tout prix avoir recours aux repères rassurants d’une logique empirique. Elle devient par contre entièrement passionnante, à condition qu’on s’abandonne corps et âme au trip passablement psychédélique auquel nous convie le maître du cinéma suédois avec son sarcasme habituel.
Synopsis : Le célèbre peintre Johan Borg et sa femme enceinte Alma viennent se réinstaller pour l’été dans leur maison sur une île. Le bonheur du couple est pourtant miné par le tempérament morose de Johan, qui ne se sent plus épanoui dans son activité créative. Il décrit ses tourments intérieurs dans son journal intime, dont Alma prend connaissance après qu’une vieille dame étrange lui en a révélé l’existence. Les secrets qu’elle y découvre la plongent à son tour dans un état de paranoïa avancé. Et ce n’est pas l’invitation au château du Baron von Merkens à l’autre bout de l’île, où l’attend un groupe de convives grotesques, qui va normaliser la situation.
Panique & insomnie
Rien n’est ce qu’il paraît être dans L’Heure du loup, une parenthèse fantastique des plus démentes dans la filmographie guère sobrement réaliste de Ingmar Bergman. On peut y trouver matière à interprétation et à influences pour un peu tout et n’importe quoi, depuis la haute société outrancièrement vulgaire et manipulatrice que l’on ne s’étonnerait pas de voir chez Federico Fellini, jusqu’à cette mode plus récente du film d’horreur qui voit les démons se déchaîner à partir de la lecture d’un journal intime lourd de présages, en passant par une grossesse qui se passe presque aussi mal ici que dans le chef-d’œuvre contemporain Rosemary’s Baby de Roman Polanski. Toutes ces références s’entrechoquent avec bravoure au fil d’un récit, qui privilégie un ton onirique des plus fascinants. La mise en abîme va même encore plus loin avec ce récit cadre, où Alma nous conte face caméra le début et la fin supposée de son calvaire. A moins qu’il n’y ait pas vraiment de raison de tirer un trait sous cette histoire abracadabrante, puisque une fois que le réalisateur a ouvert la boîte de Pandore, plus aucune limite n’existe dans l’assouvissement des fantasmes et l’expiation des phobies. Le rythme singulier de la narration, aussi peu reposant qu’une nuit au pays du soleil de minuit, dérobe ainsi tout signe temporel à nos sens pour mieux procéder au démontage des certitudes, un dynamitage systématique des balises du cinéma classique qui était la marque de fabrique sublime des films des années 1960.
Le grand malaise
A quoi rime donc tout cela, cette imagination débordante qui nous ramène pourtant chaque fois à la peur à l’état pur ? La peur de l’enfant qui arrive, alors que cette grossesse joue justement un rôle très peu explicite au sein de l’intrigue. La peur de ne plus être à la hauteur des attentes des autres et, pire encore, de ses propres exigences existentielles. La peur de voir le conjoint sombrer dans la folie, à tel point de devenir soi-même réceptif aux manifestations surnaturelles, ne serait-ce que par mimétisme pathologique, acquis sur la durée. Ou bien, plus viscéralement encore, la peur de perdre la vue, à l’image de ces plans magnifiques de regards hébétés, de jeux astucieux avec la lumière – à mettre au moins partiellement sur le compte du chef opérateur de génie Sven Nykvist – et de perspectives alambiquées qui démontrent cependant que Ingmar Bergman était un artiste hors pair de la caméra. Il y a certainement une bonne dose de thérapie psychologique savamment cachée dans les dédales d’une hystérie intime, qui n’ose pas dire son nom. Toute la beauté inquiétante de L’Heure du loup réside alors dans sa capacité jamais prise en défaut de ne pas forcer le trait de ces dilemmes tortueux, mais de plutôt laisser libre cours à une vision démoniaque du monde, de laquelle tout réveil salutaire doit paraître illusoire.
Conclusion
2018 est l’année du centenaire de l’immense Ingmar Bergman. En attendant les célébrations officielles cet été, l’inclusion de ce coup de maître obsédant dans la rétrospective dédiée à Liv Ullmann – présenté de surcroît dans une belle copie numérique restaurée par l’Institut du cinéma suédois – nous a administré un rappel plus que bienvenu de la capacité du réalisateur à créer des univers au pouvoir de fascination unique. L’Heure du loup a ainsi beau disparaître un peu entre les monuments de la filmographie bergmanienne que sont Persona et La Honte, puis un peu plus tard Cris et chuchotements et Scènes de la vie conjugale, il n’en demeure pas moins un film majeur et joliment atypique par son courage narratif à faire fi des conventions les plus respectables.