Le cinéma tunisien moderne : Question d’art ou problème d’incommunicabilité ?

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Le cinéma tunisien moderne : Question d’art ou problème d’incommunicabilité ?

Dans l’un de ses écrits, Jean-Luc Godard disait que « chaque image est belle, non parce qu’elle est belle en soi… mais parce qu’elle est la splendeur du vrai… » Au début nous nous posions la question suivante : le cinéma tunisien contemporain restitue-t-il vraiment le réel dans toute sa densité et sa plénitude au-delà de sa forme apparente, ou au contraire n’en rapporte-t-il que les contours, peut-être les plus imperceptibles ? Et donc, replonge-t-il le spectateur dans la représentation qu’il a de cette société, en la faisant revivre sur l’écran ?

Nous pensons pour notre part que le cinéma tunisien moderne, et aujourd’hui encore, ne s’est pas encore complètement affranchi du monstre idéologique qui a longtemps asphyxié les pays de culture arabe. D’où cette dualité contradictoire entre un public qui aspire à se laisser emporter dans un monde dessiné à la mesure de ses rêves, et un réalisateur préoccupé par un contexte dérangeant.

Le cinéma tunisien moderne : Question d’art ou problème d’incommunicabilité ?

Les critiques affirment souvent que si l’on veut avoir une vision exacte du cinéma d’un pays, il faut d’abord voir son cinéma documentaire – que nous avons défini plus haut comme étant le cinéma du réel. Aujourd’hui en Tunisie, le film documentaire est en voie d’extinction. Seule une minorité de réalisateurs, comme Hichem Ben Ammar et quelques autres, continuent de résister pour défendre encore ce genre en difficulté et qui, au regard des autres genres cinématographiques, n’est guère rentable.

Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, et même au début des années quatre-vingt-dix, le cinéma tunisien était plus proche de son peuple, mais de façon plus pudique qu’aujourd’hui, et plus en concordance avec les éléments normatifs de la société d’alors. Mais chaque époque se caractérise par son propre mode de vie et ses problèmes spécifiques. Aujourd’hui, la société tunisienne n’est plus celle des années soixante-dix ou des années quatre-vingt-dix, beaucoup de normes ont changé, et l’image réelle est de plus en plus appréciée.

Lorsqu’un cinéaste tunisien, aujourd’hui, aborde des sujets parfois tabous, tels la prostitution, l’adultère ou, surtout, tout ce qui concerne la question de la condition des femmes dans la société, une guerre verbale s’instaure au nom de l’identité du peuple, qu’elle soit religieuse ou culturelle ; et l’on refuse alors de voir cette image. Il n’est plus alors, à notre sens, question d’art, mais d’un problème d’incommunicabilité entre deux points de vue qui se contredisent.

Aujourd’hui, le cinéma tunisien est en train de traverser les mêmes bouleversements que le cinéma hollywoodien documentaire lorsque, dans les années trente, lors de la crise de 1929, le public en avait assez de se voir à l’écran : les cinéastes se sont alors exprimés à travers d’autres genres, se tournant vers les univers imaginaires ou la comédie humoristique.

Il en est de même pour le cinéma tunisien moderne : dès lors qu’il s’approche des réalités vécues au quotidien, le public prend ses distances ou tourne le dos. Reste alors le problème du film tunisien aujourd’hui sans nom. Le cinéma se plaint de ce réalisme, et le public refuse cette image cinématographique qu’il voit fausse.

Nous pensons, au nom de l’art et avec Zavattini, qu’il faut que la distance entre la vie et le spectacle s’annule . Il faut comprendre l’image dans son état de contemplation du réel, qu’elle déborde. Il faut que l’image visuelle confirme ainsi avoir une fonction lisible, au-delà de sa fonction visible.

Le cinéma tunisien moderne : Question d’art ou problème d’incommunicabilité ?

En outre, nous constatons que la majorité des tunisiens ignore Bâb ‘Aziz de Naceur Khemir ; de même, nombreux sont ceux qui n’ont jamais vu Le Chant de la Noria d’Abdellatif Ben Ammar. Il s’agit pourtant de deux films particulièrement significatifs et marquants dans le cinéma tunisien actuel, et l’on peut légitimement s’étonner que le public les méconnaisse.

En revanche, 90 % ont vu ou entendu parler de Satin rouge de Raja Amari, de Tendresse du loup de Jilani Saadi, ou de Noce d’été de Mokhtar Laajimi : trois films où la sexualité et la nudité sont présentes, ne serait-ce que dans de courtes séquences.

On comprend donc dès lors que les films les plus vus sont ceux qui sont les plus critiqués. Il reste alors, l’image de la femme dans le cinéma tunisien moderne, qui suscite une guerre verbale entre le septième art et le public.

Le public ne sait pas encore ce qu’il veut ; et pour ce qui concerne le documentaire, il a compris le jeu, donc il se tait. Le public est partagé entre ses aspirations imprécises et le réel qui n’est pas encore identifié au moment où le réalisateur essaye de « valoriser des dimensions telles que l’ordinaire, le normal [pour découvrir] l’importance de ce que nous avons quotidiennement sous les yeux et dont nous ne nous rendons pas compte » . La question qui se pose donc est une question d’intégration entre le cinéma et le public.

En revanche, si « la véritable tentative ne consiste pas à inventer une histoire qui ressemble à la réalité, mais à raconter la réalité comme si c’était une histoire » , nous pouvons dire que le cinéma tunisien manque encore de réalisateurs travaillant dans ce sens. Des efforts doivent encore être faits pour développer des scénarios répondant à cette préoccupation.

Il serait donc souhaitable que les cinéastes tunisiens s’attachent à se rapprocher de leur public, tant il est vrai que faire du cinéma pour un inconnu est le pire des problèmes. Plus précisément, « […] il ne s’agit pas plus de faire devenir « réalité » (faire paraître vraies, réelles) les choses imaginées, mais de rendre les plus significatives possible les choses telles qu’elles sont, celles-ci se racontant quasiment d’elles-mêmes » . Il faut donc essayer de se libérer du classicisme.

Ainsi par exemple, le public attend des productions qui dépassent le sujet des femmes tel que l’ont traité Moufida Tletli ou Selma Baccar. Le public tunisien attend aujourd’hui de voir des films qui s’affranchissent de la routine d’un discours qui accorde une grande place au physique, comme celui de Nouri Bouzid depuis les années quatre-vingt avec son Sabot d’or. Sinon rien ne sera dit. Parce que « […] le cinéma doit raconter ce qui se passe ». Autrement dit, « […] la caméra est faite pour regarder devant elle ».

Le cinéma tunisien moderne : Question d’art ou problème d’incommunicabilité ?

On peut donc penser que le problème du cinéma tunisien contemporain est lié à la question de la femme. L’image de la femme y est en effet souvent mal présentée, et cela constitue la principale cause du débat concernant ce cinéma.

Mais il semblerait que pour les réalisateurs rien ne serait fait sans évocation de la chaleureuse beauté féminine et sans érotisme attractif. Reste que ce type de message est sans doute mal interprété : en effet, si le cinéma tunisien d’aujourd’hui aborde des sujets qui ne concernent qu’une minorité, comme dans Satin rouge ou Eddawwaha de Raja Amari, cela ne signifie pas qu’il s’agit de cas ou de situations généralisables à tout le pays.

Il faut que la distance entre le cinéma et le public s’amenuise, pour savoir qui sont les Tunisiens et où ils veulent aller. « Il faut que le spectateur ne dise pas : « Mais d’où sortent-ils cette manière de parler ? » [Il en est de même pour le cinéaste, car] certains films sont conçus comme des produits, et on peut les « manager» comme on dit comme tels, c’est-à-dire qu’on va prendre tel ou tel comédien, créer d’abord une affiche et, à partir de là, trouver un sujet. L’idée de base est une idée de marketing. Mettre le marché en premier n’est pas le mode opératoire le plus artistique. »

Ce contrat artistique créatif, inventif, doit exister sans clichés ni idéologie, parce que dans le cinéma tunisien moderne « […] il y a des films de ce type [comme Fleur d’oubli de Selma Baccar, et d’autres par exemple] dont personne n’éprouvait véritablement la nécessité de les créer : ni les scénaristes de les écrire, ni les réalisateurs de les tourner, ni les acteurs de les jouer bien sur ces films sont souvent fabriqués à partir de premiers succès. C’est une chose à laquelle il ne faut pas se fier. Car le premier succès n’est pas forcément lui-même un produit. On fait donc un clone du premier film, et, s’il y avait quelque ambition dans le premier, il n’y en aura pas forcément moins dans le second. L’ambition s’érode avec les clones ; au quatrième, elle a disparu. »

La question reste ouverte entre deux visions : d’une part celle d’une société tunisienne qui est ouverte à l’Occident mais qui, en même temps, refuse de se voir telle qu’elle est, dans l’image que lui renvoie le miroir de son cinéma ; et d’autre part celle de réalisateurs qui, encore peu aguerris aux embûches des enjeux spécifiquement cinématographiques qui caractérisent leur art, aspirent néanmoins à se faire entendre et à faire valoir leur message.

MABROUKI Anwar

Docteur de l’Université de Strasbourg

 

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