Pour ceux qui ne connaissent pas grand-chose de la vie politique et de l’atmosphère sociale de la Tunisie au début des années quatre-vingt, ce film représente un discours politique sous forme artistique cinématographique, sur une crise sociale, économique et politique qui a touché le pays dans ces années-là, et qui a conduit à une sorte d’agitation dans la plupart des villes, qui a débouché en janvier 1984 sur ce qu’on appelle encore aujourd’hui « la révolution du pain ».
Dans ces circonstances difficiles commence l’histoire d’un jeune homme nommé Hédi, qui a raté son bac pour la troisième fois. Ce déboire tombe en même temps que la retraite du père de Hédi, Houcine. Mais avant de pouvoir prendre du repos après des décennies de travail, ce père de famille se retrouve dans l’obligation de rendre un dernier service à son patron : surveiller sa maison, une villa située dans les banlieues chics de la capitale Tunis, durant ses vacances à l’étranger. Malgré l’opposition de Hédi, Houcine accepte de rendre ce dernier service. La famille de Hédi s’installe donc temporairement la petite maison de gardien. Juste à côté se trouve une villa, si luxueuse et belle que Hédi ne peut retenir sa curiosité. Un monde fou s’ouvre devant lui et il tombe très vite amoureux de Ramla, la fille des riches voisins. Celle-ci lui sert tout tour un plateau. Quelques jours plus tard et malgré les conseils du père Houcine, Hédi invite ses amis avec qui il se rend dans la villa pour savoir ce qu’il y a dedans, et pour boire, manger et casser.
Hédi trahit donc ainsi la confiance de son père, juste pour essayer de s’intégrer à ce nouveau monde à l’occidentale. Mais l’arrivée de son frère aîné Raouf, immigré en Europe, fait basculer toutes les règles du jeu : celui-ci part avec Ramla. Ce frère aîné qui vient de loin va dévoiler sous l’œil de son frère cette double facette qui menace une catégorie sociale contradictoire, où la lumière cache une sombre réalité. Il y brûlera ses rêves et ses ambitions. Plusieurs sujets s’y rencontrent, pour dévoiler deux modes de vie très éloignés l’un de l’autre à cette époque du début des années quatre-vingt.
« La révolution du pain » est la conséquence d’une politique bourguibienne qui a fait flamber les prix des produits alimentaires dans une jeune société indépendante, encore fragile. Tandis que tout un peuple souffre de cette politique, il existe une catégorie sociale qui vit dans le luxe : fêtes, cérémonies, dépenses somptuaires… que Hédi découvre grâce à un ballon tombé par hasard dans la villa d’à côté. Un monde de foot qui mène à un autre monde totalement déconnecté de son entourage.
Avec cette mauvaise nouvelle de l’augmentation du prix du pain… et avec le pouvoir de Bourguiba, qui s’affaiblit à cause de sa vieillesse, la montée des mouvements socialiste, populaires trouve alors la cause de faire la polémique et de s’engager dans une révolution totale. Le réalisateur nous fait vivre au cœur de toutes ces scènes pour montrer l’énorme décalage entre deux types de familles, deux modes de vie. L’une modeste, dirigée par un chef de famille honnête et très attaché à sa famille malgré toutes les difficultés, et une seconde représentée par un père, homme d’affaires aisé, bourgeois, qui rencontre des problèmes financiers mais reste cependant attaché au pouvoir, sans accorder aucune importance aux valeurs sociales, morales et même familiales.
Entre le monde de Hédi et de son père Houcine et le monde de Si Moncef et sa fille Ramla, existe un profond décalage social, avec d’un côté la supériorité et l’argent, de l’autre les valeurs de confiance et de respect. Ces deux mondes sont donc dans une logique de conflit. Mais l’intervention de Raouf, le frère immigré, réveille l’inconscient de son frère souvent bloqué devant ce monde inconnu, ainsi que cette bourgeoisie qui louche à droite et à gauche. Hédi n’arrive pas à s’intégrer dans ce climat étrange assez bizarre pour lui. Un monde plein de corruption et de violence, qui va finir par un conflit entre lui et son frère à cause de Ramla. Le réalisateur établir une comparaison entre deux modes de vie pour dévoiler tout d’abord les espoirs d’une jeunesse tiraillée par la question de l’immigration et de ses conséquences mal acceptées. Le film est aussi un clin d’œil de Mohamaed Damak pour dénoncer et attaquer la montée des islamistes en Tunisie dans les années 84-85-86, qui l’illustre dans le trafic d’armes auquel se livre Raouf, et qui suscite la réprobation de Hédi.
Le titre de film, en arabe « Dar Ennes », désigne en français la maison des autres, un lieu qui n’est pas la vôtre, et pourtant Hédi en profite pour continuer à y festoyer avec ses amis. Mohamed Damak annonce à Hédi que cet endroit n’est pas pour lui.
Le film est un chant d’images et de paroles, sur l’histoire d’un calcul qui a mal tourné. Le « 29 », un numéro malheureux dans l’histoire de l’humanité, impair, enrobé par une bourgeoisie hilarante qui se déconnecte d’un agenda social en désordre. Un monde de piscines et de barbecues, monde clos, en asphyxie, enfermé derrière la verdure, à l’image d’une société qui marche à l’envers, et dont le réalisateur brosse dans un tableau très joli sous la pureté de l’eau « bleue ». Le contraste des images intérieures et extérieures exprime un conflit tenace, comme sont révélateurs les mots, ceux des femmes et ceux des hommes qui oppriment, ou les couleurs, les lieux où les rêves ne sont pas gratuits. Le réalisateur intègre des scènes en décalage chronologique avec l’époque concernée, plus récentes apparemment. Durant les trente premières minutes du film, le public ne comprend pas encore de quel sujet il s’agit, devant cette foule de filles en maillots de bain, et un jeune homme en défaillance qui tombe brusquement dans une ambiance qui ne correspond pas à son univers : à cause d’un ballon, Hédi découvre un monde de bourgeoisie hors société.
Pour Mohamed Damak, le monde du foot mène souvent au monde des belles charmantes. Les deux cohabitent, mais ne s’interpénètrent pas. A partir de cette scène, la dominance des couleurs s’annonce. Le bleu clair contre le noir sombre, le vert de la nature contre le blanc sale : des cartes postales et des images anormales qui se discutent silencieusement. Une grande villa en marbre face à ce que Nouri Bouzid appelle « Kherba » dans son Making Off.
Dans Dar Ennes, Lotfi Abdelli incarne le personnage principal. Autour de lui, les événements se déroulent harmonieusement. C’est un jeune homme totalement perdu, comme dans la plupart de ses rôles. Descendu d’une banlieue populaire de Tunis, son rêve est de partir loin, puisque la plupart disent que s’exiler est la meilleure solution. Une nouvelle fois, le sujet de l’immigration revient à la surface. Le rêve de Hédi, va se transformer petit à petit en une sorte de complexe, surtout après le retour de son frère. La question de l’intégration et des conflits entre classes sociales va aussi s’éclairer, surtout après la première fête avec Ramla et ses amis : des scènes de danse et de fêtes qui ont changé sa vision du monde, mais n’ont pas changé son caractère, celui du fils de Houcine, le père honnête.
Le film comme le précise le réalisateur, est un circuit compliqué entre trafic d’armes et de marchandises, corruption et cellules dormantes d’islamistes au cœur de la capitale, Tunis, au début des années quatre-vingt. C’est un long-métrage construit sur des bases profondément symboliques, des noms (Hédi = calme, Houcine = honnête, Ramla = sable, Raouf = clémence…), des chiffres (29 dans l’agenda, 87 le n° de la maison de Houcine) des portraits (habit, entre le monde de Hédi et celui des copains de Raouf…) ; sur ce paradoxe d’images et de différence de classe, Mohamed Damak structure son message, chargé des problématiques. Le rêve de Hédi de rejoindre l’Europe est donc un rêve incarné dans le modèle de Raouf, un monde inconnu qui va s’éclaircir à la fin du film et avec le même personnage. La logique de conflit est annoncée, donc, à partir du moment où Houcine enlève ce n° 29 de son agenda accroché au mur : Mohamed Damak démarre son compteur. La bataille silencieuse se transforme entre le père et son fils (Raouf). Lui aussi très étonné de cette richesse rapide de son fils. Comment ça ce fait ? Gagner une fortune comme ça dans un délai très court, une interrogation qui peut ouvrir aussi grand la porte vers d’autres horizons, telle la drogue…
L’immigration que Mohamed Damak dévoile ici, est celle de la richesse rapide des années quatre-vingt lors de l’affaiblissement du pouvoir de Bourguiba, ce qui explique l’absence totale de la police. Au port de la goulette, un seul douanier a été était filmé, non loin des chambres secrètes des opposants.
Les enjeux de Raouf et ses mensonges cachés par la marque de sa voiture (BMW cabriolet) et ses costumes, n’arrivent pas à résister devant l’innocence de Hédi. Durant tout ce film, Mohamed Damak essaye de convaincre Hédi, son héros, que cette place qu’il occupe temporairement n’est pas la sienne, pas plus que celle qui existe dans ses rêves.
Ce monstre migratoire attaque souvent la jeunesse, et surtout ceux qui s’aveuglent devant cette fausse image à partir des gens comme Raouf. Mais Raouf n’est pas le seul à peser très lourd sur le dos de Hédi : Ramla aussi. Elle représente le ras-le-bol qui pousse le héros de choisir des destinations même pour frimer devant elle. Même s’il part à Londres, son niveau de vie restera toujours inférieur à celui de sa copine Ramla.
Elle appartient à un monde luxueux qui a découragé les rêves de migration de Hédi ; mais ce qui a été le plus déterminant pour lui à cet égard, c’est cette valise bourrée de dollars, d’armes et d’objets bizarres, qui a trahi les mensonges de son frère. Hédi reste donc coincé entre ses principes familiaux et ce monde fou d’argent.
Dans ce film, Mohamed Damak construit ses images sur la base d’une situation générale des problèmes politiques qui ont failli lancer toute un pays dans une dérive très dangereuse, à cause des mouvements qui veulent profiter de la faiblesse du pouvoir. Et qui a conduit des gens comme Raouf à s’investir dans des projets douteux…
Par l’ambiance des piscines, les fêtes, les barbecues… ce monde de richesse est resté très isolé du reste du monde qui l’entoure : c’est un quartier dont les habitants ne savent pas ce qui se passe dans le reste du pays. Ils reçoivent les nouvelles par l’intermédiaire des journaux ; seul Houcine est au courant de ce qui se passe ailleurs – manifestations, arrestations…–, mais chez les autres, personne ne s’intéresse à la politique, à part le voisin Moncef, l’homme d’affaire en faillite. Désespérant d’obtenir une autorisation pour démarrer son usine, c’est par l’intermédiaire de Raouf qu’il y parviendra rapidement.
Mohamed Damak met en parallèle deux lieux en conflit ; la kherba et la villa, entre les deux Hédi reste coincé, entre son vouloir intérieur et son maigre pouvoir extérieur, il traîne entre les deux, mais à chaque fois qu’il est sous le choc il rejoint celui de la misère, pour partager quelques bières avec ses amis, pour discuter ou pour raconter sa nouvelle vie dans ce monde fou.
Dans cette ambiance luxueuse, Mohamed Damak établit un pont entre l’immigration de Raouf avec sa fortune rapide, et les regards de convoitise de Ramla sur sa voiture, dont elle est folle ce qui jette le public vers des autres dérives pour oublier le véritable message de ce film. Cette jeune fille attachée à sa vie de luxe et attirée par les études à Londres, fait preuve d’une hypocrisie sociale écœurante : du jour au lendemain, après un dîner avec son père et Raouf, Ramla quitte Hédi pour partir avec ce dernier, qui n’a pas raté l’occasion de la séduire, lui offrant même des roses.
A partir de cette scène, Hédi commence à comprendre les règles du jeu. Il doit se réveiller, parce qu’il vit dans une société matérialiste où seul règne le langage de l’argent.De l’autre côté, la famille de Houcine reste confinée dans son petit monde qui ne dépasse pas le feuilleton : une catégorie sociale modeste, face à une autre qui paraît généreuse mais qui ignore la vie des autres.
Dans une scène dramatique, un conflit familial éclate, causé par deux rêves dont ni l’un ni l’autre n’a sauvé Hédi de son malheur, perdu entre les rêves d’immigration, les arnaques de trafic, de corruption, et le rêve d’amour pour une fille qui lui a tourné le dos. Entre ces deux rêves contradictoires, Mohamed Damak construit un bilatéralisme pour montrer que la société tunisienne contemporaine pratique aussi cette logique de l’argent qui domine encore aujourd’hui, mais que êtres intègres comme Hédi ne peuvent pas vivre tranquillement au milieu de cette foule qui n’attend personne.
Si l’on cherche à décrypter le message de ce film réalisé en 2006, nous observons que, pour évoquer les problèmes politiques en Tunisie sous le pouvoir bourguibien des années quatre-vingt, Mohamed Damak a intentionnellement choisi de situer son intrigue dans le contexte de la « Révolution du pain » de 1983, afin d’aller un peu plus loin : la nécessité d’essayer de vivre entre ces deux modes de vie.
Certes ce message ne transparaît qu’en filigrane dans le film, mais il n’en reste pas moins que ce conflit entre deux mondes, marqués respectivement par deux niveaux de vie et deux types de comportements, est toujours d’actualité dans la société tunisienne contemporaine. Le contraste entre ces deux univers est à bon escient et volontairement bien présent dans le film de Mohamed Damak.
On peut observer par ailleurs que, en dépit du fait que l’intrigue se situe dans le contexte des années quatre-vingt, la plupart des éléments visuels, sauf la voiture, sont ceux de la Tunisie contemporaine. Mais Mohamed Damak n’a rien laissé au hasard en ce qui concerne ce qui est le plus important et le plus significatif : la vraisemblance des situations, susceptibles de rendre compte du fossé qui sépare deux catégories sociales, et des conséquences de cette dichotomie : immigration, trafics, corruption… sans compter les tragédies individuelles et les traumatismes de ceux qui, aujourd’hui encore, sont les éternels opprimés, coincés entre ces deux mondes.
MABROUKI Anwar
Université de Strasbourg