Il y a quinze ans, Jeffrey Jacob « J.J. » Abrams lançait Felicity sur The WB, tandis que la Buffy de Joss Whedon entamait sa troisième saison à combattre les vampires sur la même chaîne. Qui, à l’époque aurait pu parier que ces deux loulous seraient aujourd’hui à la tête des blockbusters les plus attendus de 2015 (pour rappel Avengers – Age Of Ultron pour Whedon et Star Wars VII pour Abrams) ? Pas grand monde. En quelques années, ils sont tous deux parvenus à conquérir le monde impitoyable d’Hollywood tout en continuant à se faire plaisir avec des projets plus personnels. Il est amusant de constater que nos deux hommes ont un parcours assez similaire, tout en ayant deux approches radicalement différentes de leur métier : analyse croisée de deux success-stories.
Des débuts en tant que scénaristes
Tous deux nés à New-York au milieu des années soixante, Joss Whedon et J.J. Abrams sont issus de familles baignant dans le monde de l’image : le père et le grand-père de Joss sont scénaristes, tandis que les parents de J.J. sont producteurs. Si leurs parcours scolaires sont par la suite bien différents, ils se font tous deux remarquer dans les années 90 par leurs travaux en tant que scénaristes : À propos d’Henry (avec Harrison Ford) ou encore Forever Young (avec Mel Gibson et le tout jeune Elijah Wood) pour Abrams, Alien la Résurrection (réalisé par Jean-Pierre Jeunet) pour Whedon. Ce sont d’ailleurs leurs contributions scénaristiques qui leur vaudront leurs premières nominations : Joss Whedon, crédité comme l’un des scénaristes de Toy Story sera nominé aux Oscars en 1996, tandis que pour son travail sur Armageddon, J.J Abrams sera nommé…aux Razzie Awards 1999 du pire scénario ! Ce n’est sans doute pas le même genre de reconnaissance, mais le film de Michael Bay ayant récolté plus de 500 millions de dollars au box-office, cela permet à J.J. de se faire un petit nom dans le milieu.
Leur début de reconnaissance leur permet à tous deux de créer leurs boîtes de production respectives, aux noms étrangement proches, associant un nom de créature parfois maléfique à un adjectif appuyant le côté mauvais de ladite créature : Bad Robot pour Abrams, et Mutant Enemy pour Whedon. C’est par le biais de ces sociétés que tous deux se lancent dans l’aventure télévisuelle à la fin des années 90.
Du petit au grand écran
Lorsqu’en 1992 sort le film Buffy The Vampire Slayer (Bichette la Terreur en VF…sans commentaire), écrit par Joss Whedon, personne n’aurait pu imaginer que ce véritable navet donnerait lieu en 1997 à l’une des séries les plus populaires de l’histoire de la télévision. Fran Rubel Kuzui et son mari Kaz Kuzui, respectivement réalisatrice et producteur du long-métrage n’ayant pas pris une seule seconde au sérieux le scénario de Whedon, ont transformé celui-ci en une potacherie adolescente parodique et ridicule, au grand dam de l’auteur qui décide cinq ans plus tard d’adapter lui-même sa création en série TV afin de rendre justice à son travail¹. La suite, tout le monde la connaît : Buffy Contre les Vampires devient rapidement un succès planétaire, donnant même lieu à un spin-off, Angel. Le nom de Whedon est connu de tous, ce qui lui permet de rebondir après l’échec de Firefly en 2004 dû principalement à la diffusion chaotique de la Fox qui ne croit pas une seconde au projet, causant l’annulation de la série après quatorze épisodes. Le soutien des fans lui permet de réaliser une suite cinématographique à la série en 2005, Serenity, qui sera sa première réalisation pour le grand écran.
La carrière de J.J. Abrams semble prendre exactement le même chemin que celle de son confrère, à un an près, puis que si son premier long métrage en tant que réalisateur sort en 2006, il lance sa première série télévisée, Felicity, en 1998. Cette dernière, chronique d’une jeune étudiante américaine, ne marque pas les esprits, et ce malgré ses quatre saisons. Il faudra attendre la série suivante d’Abrams, Alias, créée en 2001, pour que celui-ci rencontre le succès. Un succès qui ne passera pas inaperçu puisque ce sont les aventures d’espionnage teintées de mystique de Sydney Bristow qui lui permettront de se faire engager par Tom Cruise pour réaliser Mission Impossible III en 2006, alors même que la série suivante de J.J., Lost, cartonne à travers le monde, déjà devenue culte.
Malgré leurs carrières cinématographiques respectives, Joss Whedon et J.J Abrams ne délaissent pas pour autant le petit écran, le premier avec Dollhouse, qui peinera à trouver son public malgré des scénarios brillants et complexes (encore une fois, merci la Fox pour une diffusion calamiteuse et des contraintes de production ridicules…), ainsi que sa brillante web-série musicale et héroïque Dr. Horrible’s Sing-Along Blog, le second avec Fringe, considérée dans un premier temps comme un ersatz de The X-Files, mais qui fera rapidement ses preuves, se révélant absolument passionnante, mais aussi Undercovers, qui connaîtra le même destin que le Firefly de Whedon.
Tous deux s’offrent également des détours par d’autres séries. À ce propos, il est amusant de noter que tous deux ont réalisé un épisode de la saison 3 de The Office, Whedon l’épisode 16 et Abrams l’épisode…17 ! Si les deux hommes ne se croisent pas réellement, leurs destins semblent pourtant étroitement liés.
Des cinéastes plus que rentables
La suite de leur histoire ressemble à un conte de fées.
Le succès du troisième volet de la saga Mission Impossible permet à J.J. Abrams de se voir confier l’écriture et la réalisation du reboot d’une autre saga culte, Star Trek (puis sa suite Into Darkness quatre ans plus tard), puis de s’associer avec Steven Spielberg, son idole de toujours, pour Super 8, qu’il réalise, le créateur d’E.T. officiant à la production. Ce premier pas dans l’écurie Spielberg et la réussite de ses films au box-office lui font finalement accéder à un poste dont le tout Hollywood rêvait : scénariste et réalisateur de Star Wars VII.
De son côté, Joss Whedon ne reste pas sur la touche. Son travail de scénariste sur des séries de comics (Astonishing X-Men, Runaways, sans oublier les suites de Buffy et Angel) ainsi que ses réalisations lui permettent, à la surprise générale, de se voir offrir l’écriture et la réalisation d’un des blockbusters les plus attendus et périlleux de la décennie : Avengers coiffant au poteau les autres (nombreux) prétendants. Le film est un succès critique et public, devenant même en quelques semaines le troisième plus grand succès de l’histoire du cinéma (Les deux premières places étant détenues par James Cameron avec Avatar et Titanic), permettant à La Cabane Dans les Bois (écrit et produit par Whedon) de sortir, après être resté trois ans dans les tiroirs. Avant de s’attaquer à la série Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D, série dérivée de l’univers d’Avengers, et à l’écriture du second volume de son blockbuster, Joss Whedon s’accorde une pause en réalisant en quelques semaines, avec un budget dérisoire, une adaptation de Beaucoup de Bruit Pour Rien de Shakespeare, tourné chez lui avec ses amis comédiens Alexis Denisof, Amy Acker, Nathan Fillion, Clark Gregg, Sean Maher, Fran Kranz ou encore Tom Lenk, tous vus dans ses précédents travaux.
Deux hommes, deux façons de travailler
Si leurs carrières se ressemblent en tous points, on ne peut en dire autant de leurs approches respectives de leur travail. Si Whedon s’attache tellement à ses personnages qu’il ne peut se résoudre à les quitter, Abrams, en revanche, verse dans l’excès inverse.
En effet, Joss Whedon a supervisé, même de loin, chacun de ses projets jusqu’à leur terme, et chacun d’entre eux a poursuivi sa route par la voie des comic-books, toujours sous la direction du maître. Buffy s’est vu octroyer une huitième puis une neuvième saison (publiées en France chez Fusion Comics), et une dixième est d’ores et déjà annoncée. Une formidable saison 6 de Angel a vu le jour sous la même forme, sous le titre After The Fall (dont la publication a été entamée en France par ACB Comics, dans une édition plus que critiquée), avant que le personnage ne se voit offrir un spin-off de la saison 9 de Buffy. Trois volumes de Serenity ont vu le jour, personnellement scénarisés par Whedon, ainsi qu’une série de comics adaptée de Dollhouse. Et tout cela, bien évidemment en parallèle de la carrière de leur auteur à la télévision et au cinéma, ce qui peut laisser penser que l’homme a une légère tendance à se disperser.
À l’inverse, chaque fois que J.J. Abrams s’est lancé dans un nouveau projet, il a confié les rennes du précédent à un camarade, afin de se consacrer corps et âme à son nouveau bébé, ce qui peut sembler une sage décision…à condition que les successeurs ne fassent pas n’importe quoi, ce qui a malheureusement été le cas sur la plupart de ses séries. En effet, lorsque J.J. a quitté Felicity, une série ancrée dans le réel, pour Alias, les scénaristes se sont permis de finir la série sur un arc dans lequel les personnages voyagent dans le temps. Vous avez dit WTF ? De même, si les deux premières saisons de Alias étaient de petits bijoux, brillamment écrits, avec des rebondissements intelligents, la création de Lost a fait grand mal à la suite de la série : personnages délaissés, intrigues outrancières et ridicules, versant dans la facilité et les cliffhangers de comptoir, bref, Abrams a été fichtrement regretté ! Le même genre de problème a été constaté sur Lost au moment où le créateur du show est parti s’occuper de Fringe, la série commençant alors à partir dans diverses directions différentes, dans le seul but d’offrir des mystères aux téléspectateurs, sans que les nouveaux showrunners n’aient eux-mêmes les réponses. Moralité : si J.J. Abrams est un brillant scénariste, il met en place des univers si riches et complexes qu’il est difficile à ceux qui prennent la relève de s’en sortir.
Deux façons de travailler bien différentes, chacune ayant ses qualités et ses défauts, les deux hommes étant très occupés, il leur faut bien trouver des solutions.
En dehors de ces contraintes liées à des emplois du temps surchargés, on peut également noter des différences entre leurs approches de l’intrigue et des personnages, même si l’on retrouve certains éléments communs chez tous les deux (des femmes fortes, du travail d’équipe, du réel teinté de surnaturel…).
En effet, si chez J.J. Abrams c’est l’intrigue et le développement de l’histoire qui priment avant tout, Joss Whedon accorde d’avantage d’importance aux relations entre les différents personnages ainsi qu’aux dialogues (le principal talent de Whedon, souvent plébiscité, est sa qualité à écrire des répliques ciselées et pleines d’humour). Il est très facile de s’attacher à ses protagonistes, même si d’une série à l’autre, on retrouve les mêmes stéréotypes : la combattante (Buffy dans Buffy Contre les Vampires, Zoë dans Firefly, Echo dans Dollhouse, l’agent May dans Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D), le geek (Andrew dans Buffy, Fred dans Angel, Topher dans Dollhouse, le duo Simmons et Fitz dans Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D), la figure paternelle (Giles dans Buffy, le révérend Book dans Firefly, Langdon dans Dollhouse, l’agent Coulson dans Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D), le rebelle au grand cœur (Spike dans Buffy, Gunn dans Angel, Mal dans Firefly, l’agent Ward dans Marvel’s Agents of S.H.I.E.L.D), etc… Des constantes qui, loin d’être redondantes, font plutôt office de repères, suscitant en même temps l’empathie chez le téléspectateur. De même, chez Abrams, on se laisse embarquer avec ses héros dans des aventures brillamment construites, dont la marque de fabrique restent le cliffhanger et le twist que personne n’avait vu venir (mais qui est parfaitement cohérent, contrairement à beaucoup de série ou films dont les auteurs n’ont pas le talent de J.J.).
Dans le prolongement de ce que nous venons de voir, il est également intéressant de noter que les créations de Whedon et Abrams ne sont pas à prendre au même degré, du moins la plupart du temps, Dollhouse, notamment, faisant exception à la règle. En effet, les histoires de Whedon sont pleines de second degré, les personnages ayant eux-mêmes un certain recul ironique par rapport à ce qu’ils vivent, désamorçant immédiatement ce qui dans d’autres circonstances aurait pu sembler ridicule. En revanche, les protagonistes créés par J.J. Abrams vivent leurs aventures au premier degré, sans aucun recul, et le spectateur perçoit donc celles-ci avec le plus grand sérieux.
Joss Whedon et J.J. Abrams ont beau avoir deux méthodes de travail et deux approches de l’écriture totalement différentes, il n’y en a pas une qui vale mieux que l’autre, tous deux ayant largement prouvé leurs qualités et leur talent.
Bientôt sur vos écrans…
Malgré deux approches différentes de leur métier, J.J. Abrams et Joss Whedon ont suivi un parcours quasi similaire, passant par les mêmes étapes de leurs carrières au même moment. Tous deux ont commencé en bas de l’échelle hollywoodienne, et tous deux sont aujourd’hui à la tête des blockbusters les plus attendus des années à venir. Deux carrières à suivre de très très près, et pour encore très très longtemps.
Bien que n’ayant jamais travaillé ensemble, les deux hommes ont été réunis sur la scène du Comic-Con en 2010 afin de parler de leur travail, un événement qui avait été intitulé, à juste titre, « The Visionaries ».
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