Le cinéma iranien existait-il avant Abbas Kiarostami ? Au risque d’être prise pour radicale, la question est plutôt légitime, son œuvre ayant permis de découvrir une cinématographie méconnue à défaut d’être inexistante. Comme vient de le déclarer La dessinatrice et réalisatrice Marjane Satrapi à l’AFP : «Sans lui, je n’aurais jamais pu faire Persepolis. En Europe, on avait vu ses films, donc on ne voyait plus les Iraniens comme un peuple de terroristes, mais comme des êtres humains. Il a ouvert la voie à toute une génération d’artistes iraniens. Nous lui sommes tous redevables». Akira Kurosawa, disparu en 1998, l’avait déjà adoubé avec enthousiasme à l’occasion d’une rencontre en septembre 1993 (compte-rendu à retrouver sur le site Cinephilia & Beyond en anglais) : «Quand Satyajit Ray est décédé, j’ai été très déprimé. Mais après avoir vu les films de Kiarostami, j’ai remercié Dieu de nous avoir donné exactement la bonne personne pour prendre sa place».
C’est avec le sublime Où est la maison de mon ami ? qu’il fut révélé chez nous. Tourné en 1987, ce bijou sur l’enfance, émouvant par son apparente simplicité mais avec déjà des audaces narratives, en particulier dans sa conclusion, est le récit de la tentative par un écolier de rendre à un camarade son cahier. Il fut découvert en France au Festival des 3 Continents en novembre 1988 avant de sortir quelques mois plus tard. Le film était le premier de la trilogie dite «de Koker», du nom du village où se déroulent également les histoires de Et la vie continue (1992), sa première visite sur la Croisette dans la section officielle Un Certain Regard et Au travers des oliviers (1994) son premier film en compétition au Festival de Cannes.
Abbas Kiarostami a suivi des études aux Beaux-Arts de Téhéran où il est né en 1940, avant de réaliser des publicités au début des années 60 et de fonder en 1969 le département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes de Kanun, permettant l’émergence de nombreux talents dont le sien, y tournant tous ses films jusqu’au début des années 90. À partir du film Experience en 1973, d’une durée d’une heure environ, il tournera près d’une quarantaine de films, des courts-métrages (souvent) indépendants ou segments d’anthologie et des longs-métrages. Lorsque la Révolution chasse le Shah du pouvoir, il fait le choix de ne pas s’exiler, tournant la quasi intégralité de ses films en Iran, à l’exception des deux derniers. Il n’était pour autant pas un cinéaste officiel, se débattant de l’intérieur face au poids de la censure. Le Figaro reprend cette explication, poétique, qui ressemble à l’idée que l’on fait de sa personnalité via son œuvre : «Si vous prenez un arbre qui est enraciné dans la terre et si vous le replantez en un autre endroit, l’arbre ne produira plus de fruits, et s’il le fait, le fruit ne sera pas aussi bon que s’il était dans son endroit originel. C’est une règle de la nature. Je pense que si j’avais fui mon pays, je ressemblerais à cet arbre.»
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Il a beaucoup filmé l’enfance et l’adolescence, notamment dans Le Pain et la Rue, avec un gosse confronté à un chien inquiétant, avec un sens du suspense et de la dérision (voir ci-dessus), Le Passager, son premier «vrai» long en 1974, Le Costume de mariage (1976), Les Elèves du cours préparatoire (1985) ou Devoirs du soir (1990), à l’image des années plus tard de Jafar Panahi pour lequel il a co-écrit Le Ballon blanc, Caméra d’or à Cannes en 1995. Il est également le scénariste de La Clé d’Ebrahim Forouzesh en 1987, sorti en France en 1993, comme une marque de l’envie des distributeurs français de découvrir son œuvre au sens large, et Willow and Wind de Mohammad-Ali Talebi en 1999, deux autres films avec des enfants au cœur du récit. Il ne se limite pourtant pas à dépeindre cet âge de la vie, osant un cinéma audacieux sur la forme, parfois à la limite de l’expérimental, la caméra et le dispositif de tournage pouvant être inclus dans son récit (Panahi encore retiendra la leçon pour Taxi Téhéran), mais aussi sur le fond, ses films ayant souvent déplu aux autorités iraniennes qui ont pourtant salué sa disparition comme le souligne Le Monde via ce blog, le président Hassan Rohani écrivant sur Twitter et Instagram (!) «Le regard unique et profond d’Abbas Kiarostami, porté sur la vie, et son appel lancé aux êtres humains pour la paix et l’amitié, sont des exploits durables dans l’univers du septième art», appuyé par le ministre de la culture et de l’orientation islamique Ali Jannati (via l’agence de presse officielle Isna) : «Abbas Kiarostami, poursuivant une approche humaniste et moraliste, a été l’un des pionniers du cinéma artistique et culturel. En créant de belles œuvres uniques et originales, il a redéfini le cinéma et rendu fier l’Iran dans les milieux artistiques du monde entier». Le ministre des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, en a fait de même sur son compte Twitter également : «L’Iran a perdu une figure imposante dans le cinéma international. Que le tout-puissant le reçoive dans une merci infinie. Soyez en paix, maître Kiarostami».
Dans Close up en 1991, il revient sur le procès d’un homme s’étant fait passer pour le réalisateur Mohsen Makhmalbaf, les deux hommes reprenant « leurs rôles » dans ce faux documentaire. Le vrai et le faux se mêlent, un métissage de styles qu’il embrassera à plusieurs reprises, toujours avec un penchant prononcé pour un humanisme profond. Son œuvre est empreinte de gentillesse et de douceur mais pas de naïveté. Admiratif, Nanni Moretti signe Il giorno della prima di Close-Up, un court-métrage sur la présentation du film dans le cinéma de Rome dont il s’occupe. En avril dernier, Close-up ressortait dans nos salles en version numérique restaurée, nous permettant de (re)découvrir ses débuts.
Dans le cadre de notre dossier «nos palmes d’or préférées», notre rédacteur Johan Amselem évoquait ainsi Le Goût de la cerise, lauréat ex-aequo avec L’Anguille de Shohei Imamura de la Palme d’or en 1997 : «Derrière la simplicité apparente de cette fable philosophique, grave et austère sur le thème du suicide, il se cache une grande complexité et finesse. Le Goût de la cerise est un film puissant et beau qui laisse une trace indélébile. Mais au-delà de l’objet cinématographique, l’histoire du film est tout autant édifiante et donne tout son sens à l’intérêt du cinéma : si le suicide est interdit par la loi islamique, il est également interdit d’aborder ce sujet. Loin d’être une apologie du suicide, le film cherche à lever ce tabou, et pour cette raison sa sortie en salle a longtemps été interdite en Iran. D’ailleurs, le film est arrivé à Cannes à la dernière minute parce que Kiarostami n’avait pas montré son film au Festival de Téhéran pour obtenir l’aval de la censure. Les autorités lui refusaient donc le visa de sortie. La suite, on la connaît, c’est la consécration internationale pour le cinéaste avec un film qui prend le risque de vouloir changer les choses et faire évoluer les mentalités». L’action de Ten, cinq ans après, se déroule aussi dans une voiture.
En 1999, Le Vent nous emportera fait ses débuts à la Mostra de Venise où il gagne le Grand Prix spécial du jury. En 2008, il signe son film le plus osé de sa filmographie : Shirin composé de visages de gros plans de femmes voilées réagissant à la vision d’un film. En 2010, pour la première fois de sa carrière, il tourne à l’extérieur de l’Iran et pose sa caméra en Italie, en Toscane précisément, pour Copie Conforme qui permet à Juliette Binoche (déjà présente dans Shirin) de remporter, enfin, le Prix d’interprétation à Cannes. «Je ne crois pas que tourner en Italie ait changé quoi que ce soit dans mon approche artistique. Je voulais des personnages universels» avait-il alors dit.
Il fut un pilier du Festival de Cannes de 1992 à 2014. D’abord pour la sélection de Et la vie continue à Un Certain Regard en 1992 puis en invité, membre du jury de la compétition officielle l’année suivante, section où furent également dévoilés Sang et or de Jafar Panahi dont il avait écrit le scénario et le film collectif 10 On Ten. Outre les primés Le Goût de la cerise et Copie conforme, il a également présenté en compétition Au travers des oliviers (1994) et Like someone in love (2012) qui restera, de façon inattendue, son film testament. Retrouvez ici la critique de Jean-Jacques Corrio dont voici quelques extraits : «Il arrive souvent que la première scène d’un film donne le ton de ce qui va suivre. Dans Like Someone in Love, cette première scène, très longue, très belle, met très vite le spectateur en appétit : on retrouve Akiko, une jeune fille séduisante, qui, dans un bar de Tokyo, téléphone à son petit ami en lui mentant sur l’endroit où elle se trouve et qui doit interrompre cette conversation à plusieurs reprises pour répondre au patron du bar. Ce dernier lui parle d’un rendez-vous qu’elle doit honorer alors qu’Akiko souhaite avant tout aller retrouver sa grand-mère, venue spécialement à Tokyo pour la rencontrer et qui ne cesse de lui laisser des messages pour qu’elle passe la voir à la gare. On comprend très vite de quel rendez-vous parle le patron du bar : en fait Akiko est une étudiante qui, pour payer ses études, se transforme de temps en temps en escort-girl. De guerre lasse, Akiko va finir par céder au patron du bar pour partir en taxi vers cette destination tarifée. On suit alors le taxi qui circule sans bruit dans le Tokyo nocturne : scène esthétiquement très réussie qui devient émouvante lorsque, à la demande d’Akiko, le chauffeur tourne autour du lieu de rendez-vous avec la grand-mère, malheureusement déserté par cette dernière. […] Abbas Kiarostami a su adapter ses propres qualités à celles qu’on retrouve chez un certain nombre de réalisateurs japonais : D’un côté, comme souvent chez lui, beaucoup de plans mettant en scène une voiture, beaucoup de plans fixes et de travellings en plan-séquence, de l’autre côté, une mise en scène de l’émotion d’une grande justesse, sans aucune emphase. Près de 50 ans après sa mort, c’est un peu comme si Ozu avait ressuscité pour nous offrir un ultime film».
Autres films découverts à Cannes avant ce dernier opus, en sélection officielle mais hors-compétition, A.B.C Africa (2001), Five (2004) et Chacun son cinéma (2007), film collectif réunissant la crème du cinéma international, tous ex lauréats d’une Palme d’or, pour la soixantième édition. Par ailleurs, il fut membre du jury de la Cinéfondation en 2002 et son président en 2014 et a présidé le jury de la Caméra d’or en 2005. Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes lui a rendu hommage : «C’était un homme extrêmement doux, extrêmement tolérant, curieux d’autrui. C’était un artiste total, grand photographe, grand poète, il faut se précipiter sur ses livres, sur ses textes. C’était un artiste complet, magnifique», saluant encore sa mise en scène : «On voyait quatre images, cinq images et on se disait ‘ça c’est du cinéma’». Son prédécesseur Gilles Jacob s’est exprimé sur son compte Twitter : «Abbas Kiarostami n’est plus, sauf dans le cœur de ceux qui l’ont aimé, lui et ses films si beaux. Il avait 75 ans et il était l’art même». Dans un autre message, il ajoute : «Dans le segment d’Abbas pour Chacun son cinéma, les plus grandes artistes iraniennes pleurent à tour de rôle, face écran. C’est notre tour».
Parmi les nombreuses récompenses reçues, citons encore un Léopard d’or d’honneur dans le cadre du Festival du film de Locarno en 2005. Il avait été invité à rejoindre l’Académie des Oscars, en quête de diversité culturelle, voici quelques jours à peine.
Il est l’un des réalisateurs de deux autres anthologies/films à sketchs : l’inégal À propos de Nice, la suite, partageant le générique avec Catherine Breillat, Costa-Gavras, Claire Denis, Raymond Depardon, Pavel Loungine et Raoul Ruiz en 1995 puis dix ans plus tard Tickets aux côtés de Ermanno Olmi et Ken Loach. En marge du cinéma, il a également été photographe, créé des installations vidéo, écrit des poèmes et des haïkus, mis en scène des pièces de théâtre et des opéras. En 1994, le réalisateur Jean-Pierre Limosin l’interroge pour le documentaire Vérités et songes dans le cadre des «Cinéastes de notre temps».
Charles Gillibert, producteur de ces deux derniers films, avait annoncé à Cannes qu’il préparait un nouveau projet en Chine intitulé 24 Frames mais sa maladie a mis un terme au projet.
Abbas Kiarostami est décédé ce lundi 4 juillet des suites d’un cancer à l’âge de 76 ans à Paris où il suivait un lourd traitement, moins de 48 heures après Michael Cimino. Sans comparer l’intensité ou l’intégralité de l’oeuvre de ces quatre grands cinéastes, cela rappelle, par leur importance respective dans l’histoire du cinéma, dans l’influence qu’ils ont exercé, ce jour du 30 juillet 2007 lorsque Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman sont décédés à quelques heures d’écart. Les deux derniers lauréats d’une Palme d’or à nous avoir quitté étaient Theo Angelopoulos en 2012 (L’éternité et un jour) et Francesco Rosi (Mains basses sur la ville) en 2015. Pour info, les deux lauréats les plus anciens encore vivants sont Richard Lester (Le Knack… et comment l’avoir) et Claude Lelouch (Un homme et une femme) en 1965 et 1966.
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