L’ex Monsieur Cinéma d’Antenne 2 est décédé à l’âge de 88 ans dans la nuit du vendredi 7 octobre. Pierre Tchernia restera comme l’une des personnalités les plus populaires du petit écran français. Il s’est fait connaître comme passeur de cinéphilie, grâce à L’Ami public numéro un, d’abord, l’émission qu’il anima pendant 17 ans et où il présentait des extraits des films Disney. Il crée en parallèle Septième art, septième case qui deviendra, après un changement de formule, plus simple, Monsieur Cinéma qu’il anime entre 1967 et 1980. Dans cette émission il revenait sur l’actualité cinématographique avec ses invités, avant d’arbitrer un jeu où deux candidats devaient répondre à des questions sur le cinéma pour remporter le titre honorifique de Monsieur Cinéma. Jean-Claude Romer, historien éclairé et précis du 7ème art jamais pris à défaut, est le rédacteur unique des questions pointues et intelligemment tournées pendant ces treize années. Preuve de son importance, on voit l’émission dans une scène de La Nuit américaine de François Truffaut, les personnages interprétés par Jean-François Stévenin et Bernard Menez répondant plus vite aux questions (rédigées par Romer et Tchernia eux-mêmes sur la carrière de Jeanne Moreau) que le candidat joué par Claude Miller.
Les célèbres Fiches de Monsieur Cinéma sont créées à cette époque, en 1976 précisément, à l’initiative de Marc Combier et existent toujours aujourd’hui. La collection riche de milliers d’unités inclut des biographies d’acteurs accompagnées de filmographies, compliquées à établir alors, des fiches avec photos, fiches techniques et résumés détaillés ainsi que des fiches consacrées à de très nombreux films, à des thématiques, des cinématographies nationales, une base de données précieuses. Une autre émission suit, la très populaire Jeudi Cinéma avancé de deux jours après deux années et rebaptisée Mardi Cinéma. Jacques Rouland, déjà co-créateur de Monsieur Cinema, anime à ses côtés cette émission grand public et divertissante, riche en fous rires communicatifs. On retrouvait notamment la Caméra Cachée de Jacques Legras, son vieux complice au sein des Branquignols. Dans son autobiographie, il précise que si l’émission s’arrête en 1988, c’est pour la simple et modeste raison qu’il n’y prend plus vraiment de plaisir.
Gilles Jacob, autre prestigieux passeur, a su trouver les mots justes pour lui rendre hommage : «Il a rendu le grand public cinéphile sans qu’il s’en aperçoive». Tel était en effet l’ambition de ce programme resté dans les mémoires de ses spectateurs, créée à l’initiative du CNC pour remédier à la désaffection des spectateurs de plus en plus scotchés par le petit écran. Dans une déclaration à l’AFP Jacob ajoute : «Son physique tout en rondeur cachait en réalité un metteur en scène lucide, comme dans son film Le Viager où il mettait en évidence les spéculations sur la mort».
Dans son livre Magic Ciné, il raconte que son grand rêve était de devenir réalisateur, une vocation née à l’âge de douze ans, lorsqu’il a vu La Chevauchée fantastique de John Ford. J’ai eu une révélation et j’ai compris que ce film avait été écrit et réalisé par des gens ». Il exauce ce rêve en 1972 grâce au créateur d’Astérix, René Goscinny. Les deux hommes se sont rencontrés à l’occasion d’une réunion de chansonniers, dessinateurs et comiques aux studios de Cognac-Jay pour trouver des idées d’émissions humoristiques. Si rien n’en sort, une amitié indéfectible commence alors. Tchernia a une idée d’émission en commun pour célébrer les 70 ans du cinéma, L’Arroseur arrosé, du titre du premier film de fiction de l’histoire du 7ème art réalisé par les frères Lumière. Ce programme de sketchs et de parodies qui réunit Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Marie Dubois, Micheline Dax ou Pierre Dac, sera diffusé pour Noël 1965 et obtiendra la Rose d’Or au Festival de télévision de Montreux en 1966.
Pierre Tchernia deviendra ensuite l’un des principaux artisans de la série de films d’animation adaptés d’Astérix, souvent réussis, en tant que narrateur et co-scénariste. Sur Astérix et Cléopâtre (1968) il intervient tardivement, surtout pour rajouter une quinzaine de minutes de scénario dont la scène du bain de Cléopâtre, le jet final étant estimé trop court par Uderzo et Goscinny pour une bonne exploitation en salles. Il sera plus directement impliqué dans la préparation des suivants : Les Douze Travaux d’Astérix (1976), Astérix et la Surprise de César (1985), Astérix chez les Bretons (1986) et enfin Astérix et les Indiens en 1994. En guise de clin d’oeil, Alain Chabat le fait apparaître dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre. Il tient le bref rôle d’un centurion romain et en est à nouveau le narrateur. Il apparaît dans plusieurs cases de la BD, dans cinq volumes dont Astérix chez les Belges entre autres. Dans Obélix et compagnie, il est porté, dans un sale état par deux soldats qui ne sont autres que Uderzo et Goscinny eux-mêmes (voir ci-dessous). Il a aussi participé, avec Goscinny et Morris, à deux adaptations de Lucky Luke : Daisy Town en 1971 et La Ballade des Dalton en 1978.
Avant de réaliser Le Viager, il passe par la case scénariste. Il débute avec La Belle Américaine écrit avec Robert Dhéry, le fondateur de la troupe des Branquignols que l’on retrouve à l’écran, avec notamment Louis de Funès, Jean Lefebvre, Jean Carmet, Michel Serrault, Christian Duvaleix, Jacques Legras, Robert Rollis, Pierre Tornade et d’autres encore. Au cours d’un dîner à Londres en compagnie de la troupe qui jouait un florilège de leurs spectacles, il leur fait part d’une idée qu’il a eue. Un soir, en allant chez sa mère, à Levallois-Perret, il aperçoit une voiture américaine, une décapotable blanche, arrêtée devant une vieille masure noire, quasiment en ruines. L’image frappe Robert Dhéry qui, dès le lendemain, lui dit vouloir tourner un film autour de cette idée. Ils l’écrivent ensemble, secondés par Alfred Adam pour les dialogues qu’ils estimaient de qualité insuffisante.
Il écrit ensuite avec Michel Audiard et Marcel Bluwal le scénario de Carambolages, adapté librement d’un roman de Fred Kassak, un bijou de dérision macabre à la Donald Westlake, marqué par les excellente prestations de Jean-Claude Brialy, Louis de Funès déjà dans son emploi de grand nerveux et surtout une brillante apparition d’Alain Delon. Le fidèle Michel Serrault est encore là en commissaire nostalgique des méthodes d’interrogation de la Gestapo. Audiard et Serrault se rencontrent sur ce film d’ailleurs et ne se quitteront qu’au décès du dialoguiste après une longue collaboration sur des projets comiques et dramatiques. Pierre Tchernia retrouve ensuite la troupe des Branquignols pour deux autres films là encore cultes, Allez France ! en 1964 puis Le Petit Baigneur en 1968, toujours réalisés par Dhéry puis pour un quatrième et dernier moins marquant, Trois hommes sur un cheval dirigé cette fois par Marcel Moussy en 1969. Entre temps, il participe à l’écriture du dernier long-métrage de René Clair, Les Fêtes Galantes, en 1965.
Il entame ensuite sa carrière de cinéaste qui consistera en seulement quatre longs-métrages pour le cinéma, mais tous marquants : Le Viager (1971), Les Gaspards (1974), La Gueule de l’autre (1979) et Bonjour l’angoisse (1988). Son ami et acteur fétiche Michel Serrault est en tête d’affiche de tous ces films. Il sera également présent dans ses adaptations de Marcel Aymé : Le Passe-muraille (1977), La Grâce (1978), Héloïse (1990) et L’Huissier (1991) mais pas dans Lucienne et le Boucher (1984) où il dirige notamment Andréa Ferréol, déjà à l’affiche du Passe-muraille. Il adapte également René Barjavel pour Le Voyageur imprudent. Il réalise aussi le diptyque Un beau petit milliard / Le Secret du petit milliard en 1992, où il se fait plaisir en dirigeant à nouveau Michel Galabru, Odette Laure et Michel Serrault. En 1997, il réalise le documentaire hommage Jean Carmet, la liberté d’abord.
Sa dérision placide se retrouve dans l’écriture de ses œuvres, les textes originaux comme les adaptations. Il est le scénariste de ses propres films, qui ont en commun une poésie, une tendresse mais aussi un goût pour la satire sociale et le rapport de forces entre des supposés forts et des moins faibles qu’ils n’en ont l’air. Il ne force jamais le trait, avec ce qu’il faut de méchanceté, de moquerie douce plutôt, pour affirmer son propos. Ce grand gentil n’était pas dupe du monde dans lequel il vivait mais restait un auteur d’une infinie bonté. Même si la méchanceté peut générer de grands moments comiques, comme en témoignent les grandes colères d’Astérix.
Sur une idée de Goscinny qui s’étonnait qu’il n’existait pas d’oeuvre sur le viager, Tchernia et lui écrivent Le Viager, une charge magistrale contre la petite bourgeoisie et une certaine médiocrité française. Un médecin et son frère achètent en viager une jolie demeure à Saint-Tropez, pensant n’attendre que quelques mois le trépas d’un sexagénaire condamné à brève échéance, pensent-ils… Prêts à tout pour accélérer leur accession à la propriété, ils sont prêts au pire, à commencer par une double dénonciation obscène pendant et après la guerre. De Michel Galabru à Odette Laure, en passant par Jean-Pierre Darras et Rosy Varte (les frères peu recommandables et leurs épouses qui ne le sont guère plus) et d’autres encore dont un Gérard Depardieu débutant et un Claude Brasseur guère plus expérimenté, pas un pour rattraper l’autre. Jean Carmet et Jean Richard sont également de la partie ainsi que Noël Roquevert dont ce fut le dernier tournage. La performance de Michel Serrault (qui va vieillir sous nos yeux pour devenir centenaire à la fin) est quasiment invisible et non dénuée d’un certain mystère. Est-il totalement dupe des intentions de la famille qui croit avoir trouvé un bon filon en estimant qu’il n’en a plus pour longtemps alors que petit à petit, il va tous les enterrer ? Ou est-il moins naïf qu’il ne le laisse entendre ? Un personnage très proche par son ambiguïté et sa capacité à survivre à tous à celui interprété par Katie Johnson (Mrs Wilberforce) dans Tueurs de dames d’Alexander Mackendrick, autre jeu de massacre réjouissant.
Le succès du film lui permet d’enchaîner très vite avec l’étonnant Les Gaspards (tourné en partie dans les carrières de gypse de Livry-Gargan) qui narre le combat comique entre Philippe Noiret à la tête d’une société utopique souterraine, indépendante des règles matérialistes de notre société et Charles Denner (délicieusement exalté) en ministre des Travaux publics qui, à force de travaux dispendieux, transforme Paris en gruyère. Témoin de leur opposition, un libraire joué par Serrault, qui prend faits et causes pour l’utopiste.
Son troisième film, La Gueule de l’autre réunit les vieux compères Jean Poiret et Serrault, l’histoire d’un homme politique qui se fait remplacer par son cousin, qui est son portrait craché, pour se protéger d’un mercenaire qui a juré de l’assassiner. En 1988, il tourne son quatrième et dernier long-métrage de cinéma, Bonjour l’angoisse, l’histoire d’un type un peu mou, cadre dans une société de protection contre les vols. Michaud est écrasé par sa femme, ses enfants, son patron, ses collègues… Sa vie change lorsqu’il est mêlé par hasard à un braquage. La revanche d’un être fragile qui reprend le pouvoir sur sa vie, aidé par un mauvais génie affublé d’un foulard rouge mais toujours avec humour et un brin d’ironie. Là encore la distribution est de très haut niveau, les seconds rôles étant particulièrement soignés, de «l’ami» qui le surnomme «vieux con» (Guy Marchand) au patron détestable (Pierre Arditi). Marcel Gotlib, qui l’a lui aussi intégré à ses illustrations et avait signé les dessins en ouverture du Viager, écrit le scénario avec Tchernia.
Son amour du cinéma (qui s’est développé au Magic Cinéma de Levallois-Perret où il a grandi), ses compétences reconnues dans le domaine et sa bonne humeur communicative en ont fait un Maître Loyal mémorable de la cérémonie des César. Dans Les Rois du gag de Claude Zidi, il fait d’ailleurs une apparition en tant qu’animateur de la soirée de remise de prix du cinéma français. Il avait animé la toute première édition, aux côtés de Jean Gabin qui faisait sa dernière apparition publique, peu de temps, lui aussi, avant sa disparition, aux côtés de Michelle Morgan, sa partenaire du Quai des Brumes, rejouant avec elle le célèbre dialogue du film à base de globes oculaires d’une qualité esthétique remarquable et de bisou réclamé par voussoiement.
Après des études à l’IDHEC et un passage par la case radio où il se fait remarquer, il devient un pionnier de la télévision française en participant au tout premier journal télévisé jamais réalisé en France (en 1949) et même en Europe pensait-il, aux côtés, entre autres de Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes. Il participera ensuite avec eux à la première grande émission de reportages, Cinq colonnes à la Une à partir de 1965. Il a animé Bonjour la télé avec Frédéric Mitterrand en 1988 et, après un passage magistral d’invité principal dans Les Nuls l’Emission où il fait brièvement office de speakerine, termine sa carrière comme chroniqueur/mémoire archéologique de l’émission Les Enfants de la télé d’Arthur, de la première émission en 1994 jusqu’en 2006, période à laquelle il se retire définitivement des écrans. Il évoque en détails sa carrière à la radio, au théâtre, au cinéma, à la télévision lors d’un entretien récent accordé au site Chaos Reigns..
Admiratif de la «gouaille mordante» (voir Magic Ciné toujours) de Henri Jeanson, il a eu le droit à un bel hommage du dialoguiste de Hôtel du Nord dans le journal L’Aurore daté du 24 décembre 1968, repris sur le site Cinetom : «On ne peut, fût-ce en forçant sa vilaine nature, ne pas aimer Pierre Tchernia car c’est un homme – que dis-je, c’est un homme, c’est un enfant –, un enfant dont le passe-temps consiste avant tout à nous faire partager ses plaisirs, ses goûts, ses amitiés […]. De l’enfant il a la candeur, les illusions et les rêves. Il croit encore au Père Noël. Pour y croire, il lui suffit de se regarder dans sa glace».
Pierre Tchernia apparaît en temps qu’acteur dans La Guerre des boutons d’Yves Robert, dans les films des Branquignols La Belle Américaine et Le Petit Baigneur, dans Pleins feux sur Stanislas, Signé Furax, L’Enfance de l’art ainsi que dans ses propres films, jouant un journaliste dans Le Viager ainsi que dans La Gueule de l’autre. On le voit aussi dans un épisode de la série Maguy, en compagnie de Jean-Marc Thibault et Rosy Varte.
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