En ce premier mercredi sans sorties de cinéma – le premier sur combien ? Personne ne le sait, hélas ! – , il nous a semblé opportun d’établir une sorte de chronique d’un coma annoncé, de retracer tant soit peu les étapes successives qui nous ont menés à cet état de suspension totale. Que les choses soient claires : être privé de force du doux plaisir de se glisser dans une salle obscure, afin d’y découvrir avec d’autres spectateurs un spectacle cinématographique sur grand écran n’est en rien comparable à la crise beaucoup plus grave que notre pays, l’Europe et le monde entier traversent en ce moment et dont on peut craindre de n’avoir vu jusqu’à présent que les balbutiements, avant un dérèglement sanitaire et social plus grave et irréversible ! Mais puisque notre passion principale est le cinéma, autant tenter d’établir un état des lieux ponctuel de cette institution culturelle, de cette industrie internationale du divertissement filmique que nous chérissons tant et qu’on espère voir se rétablir de cette épreuve considérable, inédite depuis que le cinéma existe.
Tout avait commencé en Italie, il y a tout juste un mois. Vraiment tout ? Assumons donc notre nombrilisme occidental, qui veut que les premières incidences de ce nouveau coronavirus sur la fréquentation des cinémas chinois n’aient pas ému grand monde en France. Pas plus que les mesures draconiennes mises en œuvre à l’autre bout du monde, afin d’endiguer une épidémie aux conséquences néfastes. De même, lors de notre visite au dernier Festival de Berlin – on y était encore il y a trois semaines, comme le monde a changé depuis ! – , nous n’avons pas souvenir de mesures sanitaires exceptionnelles, qui auraient impacté le bon déroulement du premier festival européen majeur de l’année.
Fin février, la moitié des cinémas italiens avait été fermée par mesure de précaution, surtout dans les régions les plus touchées dans le Nord, du côté de Milan et de Venise, avec tout ce que cela implique en termes de dégringolade des chiffres du box-office transalpin. Avec 850 écrans nationaux sur 1830 fermés, forcément, les entrées se sont écroulées de 44 %. Jusque là, tout n’allait certes pas bien, mais le danger semblait encore raisonnablement loin, en dépit de la fermeture début mars de quelques salles dans les régions françaises les plus touchées, par exemple dans l’Oise et le Morbihan. Les choses se sont irrémédiablement accélérées en Italie par la suite, avec la fermeture totale de toutes les salles de cinéma et plus globalement la suspension de toute activité culturelle à partir du dimanche 8 mars … il y a à peine dix jours !
La prochaine tranche touchée du petit monde du cinéma était celle des festivals. Tandis qu’on a encore pu se rendre au Cartoon Movie à Bordeaux, avec comme seul désagrément oh si bénin une légère perturbation du tramway local sur notre chemin du retour, et que la baisse de la présence des professionnels de la production de longs-métrages d’animation y était limitée à 10 %, les annulations pures et simples d’autres manifestations se sont succédées à un rythme accéléré par la suite. La victime qui nous a touchés le plus personnellement était le report provisoire du Festival de Bergame, qui aurait dû se terminer dimanche dernier dans cette belle ville près de Milan. Au vu de la situation proprement infernale qui y règne toujours, avec un nombre de morts si important que les journaux abondent d’avis de décès et que les incinérateurs n’arrivent plus à suivre l’horrible cadence des malades fauchés par le coronavirus, il serait étonnant que la 38ème édition du festival y ait lieu comme prévu lors de sa date de report fin mai.
Le Festival de Cannes a voulu se montrer rassurant dès l’interdiction en France à partir du 5 mars de rassemblements de plus de 5000 personnes. Et même les rumeurs relayées par Le Point vendredi dernier sur une éventuelle annulation ont été démenties jusqu’à présent. La direction du festival ne fera savoir sa décision sur le maintien ou toute autre option qu’à la mi-avril, a priori en même temps que l’annonce de la sélection officielle, prévue pour le jeudi 16 avril. Quand l’espoir fait vivre … D’autres festivals n’ont pas eu le même luxe de maintenir le suspense de façon illusoire, puisque ont été annulés au fil des jours depuis le début du mois ceux de South by Southwest au Texas, le CinemaCon de Las Vegas, le Festival 2 Valenciennes – arrêté d’office dès son deuxième jour – , le Tribeca Film Festival à New York, le Cinéma du réel au Centre Pompidou à Paris, le Festival Cinélatino à Toulouse, le Festival International de Films de Femmes à Créteil en région parisienne, ainsi qu’avant-hier le Festival International du Film Policier de Beaune, qui aurait dû se dérouler du 1er au 5 avril prochains. Quant au Festival International du Film d’animation d’Annecy, il a repoussé l’annonce de sa sélection en avril, deux mois avant sa 60ème édition, pour l’instant maintenue à partir du 15 juin.
A peu près en parallèle, les distributeurs les plus prévoyants ou réalistes ont commencé à décaler également leurs prochaines sorties. Voici sans aucune prétention d’exhaustivité certaines d’entre elles : pour la branche française de la Warner, la comédie Miss de Ruben Alves a été repoussée du 11 mars au 23 septembre. Le prochain James Bond Mourir peut attendre de Cary Joji Fukunaga, initialement prévu en France pour le 8 avril, n’y sortira qu’en novembre. Le Pacte avait d’emblée décalé les sorties de Pinocchio de Matteo Garrone et La Daronne de Jean-Paul Salomé – ce qui avait conduit à une drôle d’affiche pour le premier, aperçue dans le métro à Paris, sur laquelle au lieu de la date de sortie habituelle on pouvait lire « prochainement » – avant de déprogrammer carrément toutes ses sorties jusqu’au mois de mai. Puis, Sony Pictures Releasing avait de même repoussé Pierre Lapin 2 Panique en ville de Will Gluck de six mois, jusqu’à la mi-octobre. Un autre studio historique d’Hollywood n’était pas en reste, avec l’annulation assez abrupte par la Paramount de Sans un bruit 2 de John Krasinski, qui aurait dû effrayer le public français dès ce jour. Universal s’est peut-être montré le plus clairvoyant à travers le report de Fast & Furious 9 de Justin Lin d’une année entière, avec une nouvelle date de sortie désormais fixée fin mars 2021. Enfin, on vient d’apprendre que Disney ne maintient plus la date de sortie de Black Widow de Cate Shortland, le 29 avril, ni celle de La Femme à la fenêtre de Joe Wright, le 20 mai.
L’écrasante majorité des sorties prévues à partir d’aujourd’hui a depuis été décalée. Mais il y a aussi quelques rares exceptions de distributeurs qui ont voulu donner une chance à leurs films par d’autres canaux de consommation. Le distributeur marseillais Shellac a ainsi opté pour une sortie en vidéo à la demande du documentaire Monsieur Deligny Vagabond efficace de Richard Copans (critique). Et le distributeur La Vingt-Cinquième Heure a de même en quelque sorte maintenu la sortie le 1er avril du documentaire Les Grands Voisins La Citée rêvée de Bastien Simon à travers des séances de e-cinéma géo-localisées.
Puis vint donc, samedi soir dernier, l’annonce tant redoutée de la fermeture de toutes les salles de cinéma en France à partir du dimanche 15 mars 2020 et jusqu’à nouvel ordre ! Auparavant, une interdiction de tout rassemblement de plus de cent personnes avait conduit les institutions de la vie cinéphile à Paris que sont la Cinémathèque Française et le Forum des Images à interrompre leurs activités dès vendredi soir. Les exploitants avaient par ailleurs d’ores et déjà adapté la capacité de leurs cinémas, en ne mettant en vente par exemple que la moitié des places disponibles par salle. Depuis, de nombreux pays ont emboîté le pas à la France, tels que le Maroc, en partie le Royaume-Uni et les États-Unis, l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne et ainsi de suite.
Le malheur des uns fait, toute proportion gardée, le bonheur des autres, puisque les plateformes de vidéo en ligne se portent logiquement bien en ces temps de confinement généralisé. Ainsi, Disney +, qui ne sera disponible en France qu’à partir du mardi 24 mars, avait été lancé avec quelques jours d’avance sur le marché indien. Et pour alimenter encore un peu plus la paranoïa collective, il paraît que le film catastrophe Contagion de Steven Soderbergh soit parmi les films les plus consultés en ligne.
Enfin, le milieu du cinéma est aussi touché plus directement par le coronavirus. Pour l’instant, pas autant que celui de la politique, où, par exemple, le ministre de la culture Franck Riester a été le premier membre du gouvernement français à révéler son diagnostique positif le lundi 9 mars, ou du sport, mais ce sont néanmoins quelques acteurs de renom international qui ont été concrètement touchés par l’épidémie. Le premier à lui donner un visage était l’icône du cinéma américain, le doublement oscarisé Tom Hanks, qui a été testé positif le 11 mars dernier, tout comme son épouse Rita Wilson, en Australie où il se trouve pour le tournage de la biographie filmique de Elvis Presley par Baz Lurhmann. Après une brève quarantaine à l’hôpital, le couple Hanks a pu se mettre en confinement dans une maison de location à Brisbane.
Depuis, l’actrice ukrainienne Olga Kurylenko (bientôt à l’affiche dans The Room de Christian Volckman, une fois qu’une nouvelle date de sortie sera calée, après celle prévue la semaine prochaine) a également donné de ses nouvelles, heureusement pas si inquiétantes, dimanche dernier, le 15 mars, par rapport à son infection avec le coronavirus Covid-19, tout comme le lendemain l’acteur anglais Idris Elba (Fast & Furious Hobbs & Shaw de David Leitch). Pour l’instant, ces trois cas-là vont bien et on espère sincèrement ne pas devoir revivre la même série macabre de décès dans le monde du spectacle, causés par le coronavirus, qu’au sommet de l’épidémie du sida à la fin des années 1980 !
Pour ne pas en arriver là, de nombreuses vedettes s’emploient à promouvoir la distanciation sociale, a priori essentielle pour ralentir l’impact de l’épidémie. Parmi les appels les plus originaux, citons ceux de l’acteur austro-américain Arnold Schwarzenegger, confiné chez lui avec ses ânes, et du réalisateur américain Mel Brooks, qui, à 93 ans, ne voudrait surtout pas mourir de cette maladie-là !