Disparue il y a quatre ans et demi, en mars 2019, Agnès Varda aurait pu s’éloigner progressivement de la conscience collective, comme tant de personnalités de cinéma avant elle. Une fois que les hommages traditionnels ont été rendus et que les rétrospectives de circonstance ont quitté les écrans de cinéma et de télévision, l’actualité culturelle a la fâcheuse tendance d’ensevelir les grands d’antan sous la chape de plomb de l’oubli. Qu’il n’en est rien pour la réalisatrice franco-belge, presque plus présente en ce moment que de son vivant, témoigne de la précieuse qualité universelle, voire intemporelle de son regard. Le point d’orgue de ce retour dans l’univers Varda est constitué par une grande exposition saisonnière au cinquième étage de la Cinémathèque Française, en cours depuis la mi-octobre et encore jusqu’à fin janvier 2024.
Elle est accompagnée par une grande opération médiatique sur tous les supports, ou presque. Évidemment, les films d’Agnès Varda font l’objet d’une grande rétrospective dans les salles de la Cinémathèque, y compris Le Bonheur présenté par Dominique Cabrera ce samedi 18 novembre à 15h00. Mais un nombre plutôt représentatif est de même visible sur le replay d’arte, notamment à travers des films aussi emblématiques que La Pointe courte, Cléo de 5 à 7, Sans toit ni loi et Jacquot de Nantes. Et même Netflix s’y était associé en septembre avec six films dont Les Glaneurs et la glaneuse et Les Plages d’Agnès. Et si vous ne souhaitez pas être tributaires des aléas de disponibilité sur les plateformes, le coffret en quatorze DVDs conçu par Arte Éditions est fait pour vous.
D’autres supports encore avec un album 33 tours autour de son cinéma en musique et, bien sûr, le riche catalogue de l’exposition paru aux Éditions de La Martinière sous la direction éditoriale de la commissaire de l’exposition Florence Tissot.
Agnès Varda, photographe et cinéaste
Autant une artiste qu’un personnage public, Agnès Varda a su tirer profit de cette double casquette tout au long de son illustre carrière. Comme personne d’autre, elle savait se mettre en scène. Preuves par l’image dès la première salle de l’exposition, dédiée à ses débuts derrière la caméra ou plus précisément derrière l’appareil photo et ses premiers films. On la voit d’emblée aux commandes de sa propre image, en train de gesticuler derrière une caméra à l’ancienne dans sa jeunesse, ainsi que, sur un autre écran, transformer le difficile financement des Plages d’Agnès en jeux de bac à sable / de plage grandeur nature. Avec toujours cette voix doucement assertive qui va jusqu’à commander aux banquiers de lui prêter de l’argent sans demander des intérêts.
Alors que l’on peut s’étonner de la citation de Sans toit ni loi, Lion d’or au Festival de Venise en 1985, si tôt dans le parcours de l’exposition et accessoirement regretter que la photo sur laquelle elle est entourée de portraits de réalisateurs de sa génération n’indique pas leurs noms – on en a reconnu à peu près la moitié, un résultat bien médiocre de notre part ! –, la dimension photographique de la carrière d’Agnès Varda devient immédiatement palpable. Peut-être encore plus que ses films, présents à travers de nombreux extraits, ce sont ses photos qui symbolisent la merveilleuse spécificité de son regard.
Un regard qui est toujours multiple dans chacun de ces clichés, happé par des choses et des personnes hors cadre et en même temps habité par une intensité et une banalité hors norme. Pour nous, la véritable découverte de cette exposition se situerait donc à ce niveau-là. À tel point qu’on serait parfaitement demandeur d’une autre, concentrée exclusivement sur cet aspect-là de son travail !
Agnès Varda, féministe et socialiste
Alternant avec une parfaite aisance entre le documentaire et la fiction, aussi pour des raisons platement financières, Agnès Varda a été un formidable témoin de son époque. La plupart des grands événements et boulversements sociaux de la deuxième moitié du XXème siècle, elle les a vus de première main. Ou bien, elle est allée à leur rencontre, sans gêne, ni préjugés, juste armée d’une caméra de plus en plus mobile, afin d’enregistrer le quotidien de personnes jugées sans intérêt par d’autres réalisateurs et producteurs.
Comme son voyage en Chine ou à Cuba quand ces pays se trouvaient encore de l’autre côté du rideau de fer. Son expérience américaine, aux côtés de son mari Jacques Demy à la fin des années ’60, n’était certes pas couronnée du succès d’un long-métrage de fiction financé par les studios hollywoodiens. Elle s’est néanmoins soldée par de précieux documentaires sur des styles de vie et des combats politiques en marge du système dominant.
Ce décalage par rapport à la norme sociale, Agnès Varda y a été très tôt sensible. En filmant abondamment les habitants de son quartier dans le 14ème arrondissement de Paris, en ayant une relation amoureuse avec la sculptrice Valentine Schlegel, ainsi que plus tard dans sa vie, en érigeant de formidables monuments cinématographiques aux laissés-pour-compte dans Sans toit ni loi (les sans-abri) et Les Glaneurs et la glaneuse (les précaires dans leur ensemble). Son militantisme n’a jamais opéré dans la provocation. Cela n’aurait pas sié au personnage passablement espiègle. Il s’est davantage manifesté dans des luttes au long cours. Ne serait-ce qu’en persévérant sur le chemin du métier de réalisatrice pendant plus d’un demi-siècle, là où ses consœurs ont dû abandonner, de gré ou de force, au bout de deux ou trois films.
L’exposition « Viva Varda ! » s’achève sur deux objets révélateurs de ce qu’a été et restera toujours Agnès Varda. Dans une vitrine située dans un coin, visibles mais pas non plus mis en avant de manière outrancière, ses cinq prix les plus prestigieux sont exposés : l’Ours d’argent pour Le Bonheur, le Lion d’or pour Sans toit ni loi, ainsi que ses prix honorifiques du Festival de Cannes et des Académies du cinéma français et américain. Autant dire qu’oui, elle a été reconnue par sa profession, mais assez tardivement et sans commune mesure avec son influence réelle sur le cinéma français et mondial. Puis, sur un grand écran défilent sous forme de mosaïque des extraits d’émissions ou de films. Ils condensent avec adresse le rôle de précurseur à la fois discret et essentiel endossé par la grande Agnès en termes de luttes sociales et artistiques qui rythment plus que jamais l’actualité.