Critique : Un automne à Great Yarmouth

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Un automne à Great Yarmouth 

Portugal : 2022
Titre original : Great Yarmouth : Provisional Figures
Réalisation : Marco Martins
Scénario : Marco Martins, Ricardo Adolfo
Interprètes : Nuno Lopes, Beatriz Batarda, Kris Hitchen
Distribution : Damned Distribution
Durée : 1h53
Genre : Drame
Date de sortie : 6 septembre 2023

3.5/5

C’est en tant qu’assistant de Wim Wenders, Pedro Costa, Manoel de Oliveira et Bertrand Tavernier que Marco Martins a débuté sa carrière cinématographique. Alice, son premier long métrage a fait partie de la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2005. C’est à Venise, dans la sélection Orizzonti, qu’a été présenté Saint-Georges, son troisième long métrage, permettant à Nuno Lopes, l’acteur principal du film, de se voir attribuer le prix du meilleur acteur dans cette sélection. Un automne à Great Yarmouth est le quatrième long métrage de Marco Martins et c’est au Festival de San Sebastien de 2022 qu’il a été présenté en avant-première.

Synopsis : Octobre 2019, en Grande-Bretagne, trois mois avant le Brexit. Tânia organise le travail, transport et logement des travailleurs immigrés portugais de l’usine de volailles de Great Yarmouth, dans le Norfolk. Flottant dans un monde où les bâtiments sont délabrés et les conditions de travail des ouvriers à l’abattoir particulièrement dures, Tânia apprend l’anglais en rêvant d’ouvrir un jour un hôtel pour y accueillir les touristes du troisième âge.

Un réalisateur portugais dans l’Angleterre de Ken Loach

Ville du Norfolk à 200 kilomètres au nord-est de Londres, la station balnéaire de Great Yarmouth a longtemps fait partie des lieux de villégiature préférés de la classe ouvrière britannique, Charles Dickens allant même jusqu’à en faire en 1849 «le plus bel endroit de l’univers» dans « David Copperfield », après l’avoir qualifié de « l’endroit le plus étrange du monde » lors d’une conversation avec des amis. Grandeur et décadence : la situation économique de Great Yarmouth et de sa région s’est petit à petit grandement détériorée. L’installation d’une industrie alimentaire au début des années 2000 a entraîné une importante migration de portugais venus chercher du travail, au point qu’on estime à plus de 10 000 le nombre de portugais habitant et travaillant dans la région. Très intéressé par les problèmes rencontrés par les communautés marginalisées, Marco Martins s’est rendu pour la première fois en 2016 à Great Yarmouth, son but étant alors de concevoir une pièce de théâtre réunissant migrants portugais et habitants de Yarmouth. Un automne à Great Yarmouth n’est pas l’adaptation de cette pièce de théâtre, mais plutôt le fruit cinématographique des nombreux entretiens qu’il avait eus lors de ce séjour et ce film, dans l’esprit du réalisateur, doit être considéré comme formant un diptyque avec Saint-Georges, le but pour le réalisateur étant de mettre en lumière les résultats pour la classe ouvrière des grands changements socio-économiques apportés par les politiques néolibérales menées depuis plusieurs années.

Pour un réalisateur portugais, aller réaliser sur les terres de Ken Loach un film sur la condition ouvrière pouvait s’apparenter à un challenge à relever. Marco Martins a eu l’intelligence de refuser la confrontation directe en introduisant une forme d’onirisme parfois proche du cauchemar dans un réalisme bon teint. L’action se déroule durant l’automne 2019, quelques semaines avant le Brexit. Tânia, portugaise d’origine d’une quarantaine d’années, est arrivée en Angleterre depuis une dizaine d’années, elle est mariée à un anglais et elle est chargée de préparer l’entretien d’embauche très particulier qui se déroule lors de l’arrivée de nouveaux immigrés et d’organiser le logement, le transport et le travail de celles et ceux qui ont été embauché.e.s dans une usine dans laquelle des dindes entrent vivantes et repartent sous forme de viande transformée. Elle se voit en « mère » de tous ces gens dans la difficulté, presque en véritable sainte, mais, malgré l’attention qu’elle s’efforce de porter aux problèmes des uns et des autres, beaucoup de celles et ceux dont elle a la charge ont plutôt tendance à la traiter de « salope ». Mais est-ce sa faute si les messages qu’elle doit faire passer ne parlent jamais de droits sociaux, étant au contraire à base d’interdictions et de mises en garde ? Obligation, le soir, de rester dans sa chambre ; les employé.e.s qui quittent leur poste, c’est très mal vu ; en cas de blessure, c’est fini, aucun recours ; pas question de continuer à employer une femme enceinte ; etc.. Lasse de certaines remarques qu’elle entend lorsqu’elle se promène dans les couloirs d’un des hôtels où est logée cette main d’œuvre portugaise, du genre « elle est payée plus que nous alors qu’elle ne fout rien », Tânia caresse le rêve de réhabiliter ces bâtiments en piteux état et d’en faire de confortables hôtels pour anglais âgés, avec danse en ligne durant la journée, bingo et karaoké le soir : « Je vais quitter les portos et me tourner vers les vieux anglais », annonce-t-elle. Consciente que son anglais est insuffisant pour une telle activité, elle ne cesse d’écouter au casque et de répéter en boucle les phrases à connaître lorsqu’on tient un hôtel en Angleterre. Par ailleurs, ce rêve, Raúl, un collègue très amoureux de Tânia, aimerait le partager avec elle. Jusqu’au jour où débarque Carlos, un nouvel arrivant au comportement ambigu, un homme dont le frère a disparu, dont Sandra, la belle-sœur, est enceinte, et … dont Tânia tombe amoureuse.

Un film sombre, une interprétation solide  

Si le titre retenu pour la programmation française a le mérite de nous indiquer, en plus du lieu (de toute façon, qui connait Great Yarmouth dans notre pays ?), la saison durant laquelle se déroule l’action, l’automne, le titre original, Great Yarmouth : Provisional Figures, apporte lui une précision encore plus importante, le caractère précaire de la situation des protagonistes du film, ces immigrés portugais en Angleterre : « tous les immigrés employés au Royaume-Uni dont la situation est indéfinie ou temporaire sont regroupés dans la catégorie « Chiffres provisoires » », nous est-il précisé au début du film. Dans ce film tourné souvent dans des atmosphères nocturnes ou peu éclairées et où le travail effectué sur les dindes est montré de façon très crue, sans aucun filtre quant à la souffrance des animaux et celle des travailleurs et des travailleuses, quelques scènes s’efforcent de radoucir le propos du film mais, souvent trop longues ou trop démonstratives, ce ne sont pas les meilleures du film.

Ce n’est pas vraiment une surprise de retrouver Kris Hitchen, l’interprète de Ricky Turner, le rôle principal dans Sorry we missed you de Ken Loach, jouant ici Richard, le mari anglais de Tânia, grand amateur de courses de lévriers. Pour incarner Tânia et Carlos, Marco Martins a fait appel à Beatriz Batarda et à Nuno Lopes, deux interprètes qu’il connait bien puisqu’ils étaient déjà présents dans Alice et dans Saint-Georges.

Conclusion

Quand la langue de votre pays a inventé le mot « saudade », il n’est pas franchement étonnant que les réalisateurs portugais, du moins ceux dont les films arrivent jusque chez nous, soient plus portés vers une certaine noirceur que vers la franche rigolade. En allant tourner un film sur la condition ouvrière sur les terres de Ken Loach, Marco Martins ne déroge pas à la règle : oui, son film est sombre ! Mais il est aussi, malgré quelques « facilités », particulièrement efficace dans sa dénonciation de l’exploitation des immigrés qui, cette fois-ci, sont européens.

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