Critique : Ouistreham

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Ouistreham

France : 2020
Titre original : –
Réalisation : Emmanuel Carrère
Scénario : Emmanuel Carrère, Hélène Devynck d’après « Le quai de Ouistreham » de Florence Aubenas
Interprètes : Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine
Distribution : Memento Distribution
Durée : 1h47
Genre : Drame
Date de sortie : 12 janvier 2022

4/5

Ecrivain et scénariste, Emmanuel Carrère est également devenu réalisateur de cinéma en 2004 avec le documentaire Retour à Kotelnitch suivi, un an après, par une fiction, La moustache, adaptation d’un de ses romans, au titre identique, publié en 1986. C’est l’obstination de Juliette Binoche qui, revenant sans cesse à la charge auprès de Florence Aubenas afin qu’elle accepte que son livre « Le quai de Ouistreham » soit adapté au cinéma, a ramené Emmanuel Carrère à la réalisation d’un film. En effet, Florence Aubenas a fini par accepter, en suggérant son nom pour réaliser cette adaptation. Accueilli à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2022, Ouistreham en a fait l’ouverture.

Synopsis : Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.

Marianne

Lorsque, au début de Ouistreham, on rencontre Christèle et Marianne dans une agence de Pôle-emploi, on se doute que leurs vécus sont fort différents : vue la façon dont elle passe devant tout le monde alors qu’elle n’a pas de rendez-vous, vue la façon dont elle invective une employée qui lui aurait fait des promesses qu’elle estime ne pas avoir été  tenues, il est patent que Christèle est au bout du rouleau. Marianne Winckler, elle, avait rendez-vous, Christèle lui est passée devant mais Marianne n’a pas bronché pour autant. Christèle et Marianne, on les retrouve un peu plus tard dans la recherche d’un emploi. Petit à petit, la personnalité de Marianne va se dévoiler : elle a fait des études poussées, elle va prétendre qu’elle vient de Châteauroux, que son mari l’a quittée après 20 ans de mariage et qu’elle a préféré quitter toute sa vie d’avant pour repartir à zéro.

Dans le contexte économique du moment dans la région de Caen, les diplômes ne lui donnent aucun débouché. Par contre, on lui explique que « les métiers de la propreté, c’est l’avenir, on en aura toujours besoin et ça ne peut pas être délocalisé ». Pas faux, mais encore faut-il voir les salaires, les horaires, les conditions de travail, dans le nettoyage de bureaux où Marianne va débuter et, pire encore, dans le nettoyage des cabines des ferrys en rotation entre Ouistreham et Portsmouth, avec un temps très court entre le débarquement des passagers venant d‘Angleterre et l’embarquement des nouveaux occupants. Mais Marianne accepte sans rechigner ce qu’on lui propose : se présentant sous son véritable nom, mais en dissimulant son métier, cette écrivaine est justement là pour recueillir toute la matière nécessaire à l’écriture d’un livre, son but étant d’obtenir le maximum de renseignements sur le travail précaire et sur celles et ceux (celles en plus grand nombre que ceux !) qui, pour une raison ou pour une autre, se voient contraint.e.s de les accepter pour se nourrir et nourrir leur famille. En résumé : mentir (par omission) pour faire éclater la vérité.

Du Ken Loach sauce normande

Adaptation au cinéma du récit autobiographique « Le quai de Ouistreham », écrit par la journaliste Florence Aubenas, Ouistreham ne pouvait être totalement fidèle au livre d’origine que sous la forme d’un documentaire. Tout en gardant un caractère documentaire très fort, Emmanuel Carrère s’est attaché à réaliser un véritable film de fiction, un film à la construction très soignée, un film dans la lignée de ceux réalisés par Ken Loach de l’autre côté de la ligne de ferry Ouistreham / Portsmouth. Pour commencer, il a fait de Marianne une écrivaine, ce qui permettait de s’écarter de certaines règles respectées par Florence Aubenas en qualité de journaliste comme ne pas mettre en avant ses états d’âme ou ne pas mettre d’affect dans ses relations avec ses collègues de travail. En plus de partager les heures de travail avec ces dernières, elle participe également aux rares moments de détente du petit groupe dont elle fait partie, anniversaires, pots de départ ou autres. Le travail est dur mais l’atmosphère est chaleureuse. Parfaitement acceptée par le groupe, Marianne se lie même d’amitié avec Christèle et ses 3 enfants, Christèle, celle-là même qui lui était passée devant dans la scène du début à Pôle-emploi. Toutefois, Marianne a toujours en elle la gêne d’avoir à dissimuler qui elle est vraiment et la raison pour laquelle elle est là. De plus, elle n’est pas à l’abri d’une « mauvaise » rencontre, LA rencontre qui la mettrait à nu face à ses collègues.

D’excellentes non-professionnelles

Concernant le casting de Ouistreham, il y avait 2 évidences : le rôle de Marianne serait interprété par Juliette Binoche ; pour les autres rôles, on ferait appel à des non-professionnel.le.s. Juliette Binoche, cela faisait des années qu’elle voulait que ce film se fasse, qu’elle avait envie d’en tenir le rôle principal. Par contre, il n’est jamais entré dans ses intentions le fait de venir jouer la star, bien au contraire : son but était d’apparaitre comme une femme de ménage au milieu d’autres femmes de ménage et de n’utiliser son statut de grande comédienne que pour permettre aux actrices non professionnelles autour d’elle de tirer le meilleur d’elles-mêmes. Comme le dit Emmanuel Carrère : « Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux ». A ses côtés, les non-professionnelles ajoutent toute leur vérité à une qualité de jeu irréprochable. Alors que le livre de Florence Aubenas avait un véritable caractère choral, un personnage du film prend auprès de Marianne une importance plus grande que les autres. Il s’agit bien sûr de Cristèle dont le rôle est interprétée par Hélène Lambert, agente d’entretien dans la vie, mère de 4 enfants dont 3 jouent dans le film. Une femme de caractère qui n’a pas sa langue dans sa poche, aussi bien dans la vraie vie que dans le film. Les autres, toutes les autres, sont également excellentes : Léa Carne, Emily Madeleine, Evelyne Porée, Patricia Prieur.

Conclusion

Des bureaux bien nettoyés lorsque vous arrivez au travail, une cabine en parfait état lorsque vous arrivez sur un ferry : comment ces petits miracles quotidiens se déroulent-ils ? A quoi ressemblent les fées qui les accomplissent ? Ouistreham vient se ranger, cette fois ci sous forme de fiction, auprès de Debout les femmes !, le documentaire que Gilles Perret et François Ruffin ont consacré récemment aux métiers du lien, pour nous faire comprendre combien tous ces métiers de l’ombre sont importants, que ce soit dans l’entretien ou dans le lien, combien ils sont difficiles et combien, à tous points de vue, ils sont dévalorisés. Aux côtés d’une Juliette Binoche, au jeu très juste et très sobre, une poignée d’excellentes comédiennes non-professionnelles.

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