L’Incinérateur de cadavres
Tchécoslovaquie, 1969
Titre original : Spalovac mrtvol
Réalisateur : Juraj Herz
Scénario : Ladislav Fuks & Juraj Herz, d’après le roman de Ladislav Fuks
Acteurs : Rudolf Hrusinsky, Vlasta Chramostova, Jana Stehnova, Milos Vognic
Distributeur : Malavida
Genre : Drame / Interdit aux moins de 12 ans
Durée : 1h40
Date de sortie : 20 novembre 2019 (Reprise)
3/5
Le cinéma tchèque des années 1960 ne se laisse guère résumer aux premiers films de Milos Forman, par ailleurs ressortis en même temps en France que L’Incinérateur de cadavres. Celui-ci mérite en effet amplement sa réputation d’objet filmique inclassable. Il ressemble à un cauchemar éveillé, à un trip singulier vers la folie conté à travers un timbre de voix étrangement mielleux. En tant que spectateur gentiment réceptif, on y est pris malicieusement en otage de l’évolution morale, sociale et accessoirement professionnelle d’un homme que l’on pourrait qualifier d’opportuniste. Sauf que le personnage principal du film de Juraj Herz est bien plus que cela. Sa démarche personnelle, qui aboutit à un mélange détonnant entre le bouddhisme et le fascisme, a une résonance curieusement moderne à l’heure actuelle, où tout un chacun façonne plus que jamais son cocktail de croyances intimes à sa guise. D’un point de vue formel, cette histoire macabre reste sinon assez conforme au vocabulaire pop en vogue à l’époque, avec son montage associatif, qui va ici jusqu’à un procédé de transition entre les séquences à forte valeur onirique ajoutée, ainsi que des échelles de plan qui insistent sur l’étrangeté de la vie en général et des situations évoquées en particulier, au lieu d’en rechercher un aspect plus réaliste.
Synopsis : Kopfrkingl, le responsable d’un centre funéraire, a l’ambition d’augmenter le nombre d’incinérations dans son service. En tant qu’admirateur de la philosophie bouddhiste, il considère avoir le devoir d’aider le plus de défunts possibles à libérer leur âme de leur enveloppe charnelle. Quand son pays risque d’être envahi par l’armée allemande, il se place volontairement du côté des futurs occupants. Son revirement idéologique l’obligera de considérer différemment ses rapports avec sa femme bien-aimée et ses deux enfants.
Vous ne fumerez pas au paradis
Et si, en dessous de sa couche considérable de bizarreries et autres accès de folie meurtrière, L’Incinérateur de cadavres n’était rien d’autre qu’un traité astucieux sur la respectabilité ? Car après tout, le protagoniste, interprété avec une douceur magnifiquement traître par Rudolf Hrusinsky, aurait-il d’autres objectifs dans son quotidien plutôt terne que de se conformer à l’esprit dominant en vigueur à un moment donné ? Ainsi, Kopfrkingl a beau faire preuve de pureté affichée dans son style de vie, puisqu’il s’abstient à la fois de fumer et de boire, il n’en demeure pas moins un homme rempli de défauts, dont cette volonté presque maladive de plaire est sans doute la plus hypocrite. Ce sont davantage ses pulsions viscérales qui dictent son action. La quête de plaisirs charnels a priori interdits dans son milieu social passe alors par l’utilisation peu hygiénique de son peigne et des lubies de voyeur qui l’amènent d’un spectacle de foire jusqu’à un match de boxe assimilé à une boucherie par l’un des personnages secondaires les plus grotesques et hélas les plus superflus du récit. Dans le cas de ce père de famille en apparence conforme aux conventions, il s’agit pourtant d’un personnage hautement passif, d’un exécutant docile qui sait certes déléguer, mais qui reste beaucoup trop impassible face à ce qui se passe autour de lui. A tel point que l’on pourrait y déceler une charge passablement virulente, quoique en filigrane, contre ce type d’individu, profiteur et adepte de fantaisies aussi nombrilistes que malsaines, qui empesterait l’air pur de l’idéologie communiste, imposée avec de plus en plus d’aplomb en Tchécoslovaquie à cette époque-là.
Flânerie morbide
Contrairement au regard sensiblement plus satirique sur le métier funéraire qu’opérait Le Cher disparu de Tony Richardson quatre ans plus tôt outre-Atlantique, il n’y a pas vraiment matière à rigoler dans L’Incinérateur de cadavres. Au mieux, ce serait la duplicité du protagoniste qui prêterait à un sourire gêné, par exemple lorsqu’il présente le portrait du président du Nicaragua comme celui d’un ministre français, en fonction des circonstances. Sinon, le récit procède par le biais d’une série de motifs récurrents – toujours les mêmes personnages croisés d’événement mondain en événement mondain, toujours les mêmes inquiétudes de la part des parents quant à leur progéniture trop peu virile à leur goût, toujours les mêmes objets qui servent à accomplir le dessein machiavélique du nouveau fanatique fasciste – à formater notre perception, voire à nous prendre au piège d’une fascination coupable face à tant de malveillance intéressée. Car c’est à ce niveau-là que se situe peut-être le véritable enjeu du film : de nous faire adhérer au parcours d’un homme veule et vicieux, sans autre qualité que le regard suprêmement espiègle de Rudolf Hrusinsky. Une tâche moralement et narrativement complexe, dont la mise en scène de Juraj Herz s’acquitte avec une certaine élégance et en tout cas sans jamais abjurer l’état d’esprit tordu de son héros, diabolique d’une manière douce et même douceâtre.
Conclusion
Il nous reste tant de choses à découvrir du côté du cinéma d’Europe de l’Est, si peu diffusé en France ! L’Incinérateur de cadavres compte parmi ces petites perles d’une cinématographie honteusement peu explorée, en dehors de quelques réalisateurs ayant fait plus tard carrière à Hollywood. C’est pourtant un film à la force envoûtante tout à fait surprenante, au vu de son sujet pour le moins macabre. Car même s’il n’est pas sûr qu’on puisse tirer quelque leçon universelle que ce soit du sort de ce dispensateur d’une fin de vie bien chaude, son histoire a le mérite d’avoir été contée en des termes cinématographiques plutôt passionnants.