Les Trois jours du Condor
États-Unis, 1975
Titre original : Three Days of the Condor
Réalisateur : Sydney Pollack
Scénario : Lorenzo Semple Jr. & David Rayfiel, d’après un roman de James Grady
Acteurs : Robert Redford, Faye Dunaway, Cliff Robertson et Max von Sydow
Distributeur : Les Acacias
Genre : Thriller d’espionnage
Durée : 1h57
Date de sortie : 30 septembre 2020 (Reprise)
3,5/5
Comment ne pas devenir paranoïaque dans l’Amérique des années 1970, suite à l’affaire Watergate qui avait durablement ébranlé les certitudes de tout un peuple ? Et plus généralement, comment ne pas être au moins un peu parano, quand les incertitudes s’accumulent sans que le discours officiel ne réussisse à donner du sens à l’époque chaotique dans laquelle nous vivons ? Les Trois jours du Condor ne vise peut-être pas aussi haut dans son analyse des rouages bloqués d’un système qui nous dépasse, hier comme aujourd’hui. Il constitue cependant toujours un thriller hautement efficace, attaché autant aux règles éprouvées du genre qu’à leur interrogation éclairée. Avec son élégance habituelle dans la forme et le fond, Sydney Pollack y crée un simulacre prodigieux de la prémisse vue mille fois de l’homme à peu près ordinaire, propulsé malgré lui dans un enchaînement d’événements exceptionnels. La formule hitchcockienne de base, quoi.
Sauf que dans le cas présent, le héros récalcitrant fait lui-même partie du problème. A l’inverse de la plupart des rôles de Robert Redford pendant cette période faste de sa carrière d’acteur, celui de Joseph Turner met du temps avant de trouver son côté d’exemple sans reproche. A moins qu’il ne l’atteigne jamais, constamment pris avec le derrière entre deux chaises, suffisamment habile pour mettre à contribution ses connaissances techniques sur le terrain, quoiqu’à aucun moment en avance sur ses adversaires aux contours très flous. Et si cette vaillante lutte contre une grande nébuleuse était impossible à gagner ? Si la popularité durable en France et dans le monde du neuvième long-métrage du réalisateur reposait précisément sur le constat d’impuissance des pions que nous sommes quasiment tous sur l’échiquier des influences géopolitiques ? Quoiqu’il en soit, un message aussi pessimiste a rarement été transmis en des termes filmiques aussi soignés et avec autant d’intelligence.
Synopsis : Sous le nom de code Condor, Joseph Turner travaille dans une succursale des renseignements américains à New York. Il est chargé d’analyser des livres publiés sur le marché international, afin d’y déceler des messages cachés, susceptibles d’empiéter sur les intérêts américains. Un travail de subordonné en somme, qui le frustre d’autant plus que ses rares missives d’alerte ne sont suivies d’aucune action de la part de ses supérieurs. Par hasard, Turner est le seul rescapé d’un attentat sur son bureau qui voit tous ses collègues assassinés de sang froid. Désormais obligé de se débrouiller seul, l’agent administratif ne croit guère les promesses des responsables de la CIA qui veulent le ramener à la base. Pris en étau entre le tueur à gages implacable Joubert et ses anciens collègues qui ne lui veulent pas forcément du bien, Turner fait appel à la photographe Katharine Hale, croisée dans un magasin.
Solitude mécanique
Est-ce qu’on irait trop loin, si l’on affirmait, de façon tout à fait hypothétique, que Les Trois jours du Condor est tombé pile au moment du basculement majeur du film d’espionnage ? Avant lui, il y était surtout question de courage et de conviction, les exploits des agents secrets devant servir autant l’idéologie de la Guerre froide que le récit archaïque des héros implacables, prêts à mourir pour leur patrie. Et après, ce sont les dispositifs techniques de plus en plus sophistiqués qui ont pris irrémédiablement le dessus. Car qu’est-ce qu’une nouvelle aventure de James Bond de nos jours – ou bien un jour prochain, quand elle osera enfin sortir sur le marché sinistré du cinéma en ces temps pandémiques – qu’une vitrine d’exposition de gadgets et de plans machiavéliques de plus en plus désincarnés ?
On n’y est pas encore dans cette histoire haletante. Mais le dilemme majeur du protagoniste résulte à parts égales de la perte d’innocence de cet intellectuel, qui croyait avoir les mains plus ou moins propres, et de sa prise de conscience qu’il ne pourra affronter son ennemi présumé qu’à condition d’employer les mêmes ruses techniques que lui. Un projet voué en fin de compte à l’échec, aussi parce que Turner s’y prend plutôt mal. Ainsi, il est sans cesse sur la défensive, dans un mouvement de réaction qui ne lui fait que rarement gagner l’initiative. Cette guerre de l’ombre se prolonge même jusqu’au volet romantique de l’intrigue. Celui-ci a l’immense avantage de ne pas chercher à contrebalancer l’intensité dramatique de la chasse à l’homme par le répit lubrique que pouvait procurer, à l’époque, la chasse à la femme.
Non, le gentleman indéfectible Sydney Pollack aménage une place de choix au seul véritable personnage féminin du scénario. Et Faye Dunaway – elle aussi au sommet de sa gloire à ce moment-là – s’en acquitte parfaitement. Elle sait dévoiler progressivement la fragilité de son personnage, sa frustration existentielle au moins aussi douloureuse et profonde que celle de son pendant masculin. Au détail près que ce dernier a une fâcheuse tendance à mal interpréter ses signes d’ouverture, basés sur une séduction inconditionnelle. Leur faille relationnelle n’est jamais plus évidente que lors de leurs adieux à la gare. Cette séquence aurait aisément pu se prêter à toutes sortes d’effusions d’eau de rose. Cependant, la mise en scène sait y préserver une certaine cruauté affective.
La banque gagne toujours
Or, la véritable cruauté du film se situe dans sa drôle de conclusion. Alors que ce genre d’énigme d’espionnage à bandes multiples culmine d’habitude dans une fusillade mélodramatique, histoire de rétablir un statu quo tant soit peu rassurant, rien de tel ne vient réconforter le spectateur au bout de deux heures riches en revirements. C’est au contraire la parole qui guide ce double moment final. D’abord celle presque paternelle de l’ancien antagoniste. Puis celle qui aurait dû amener la révélation suprême, mais qui ne fait qu’embrouiller encore davantage notre perception des choses. L’une comme l’autre, elles se démarquent par la froideur subtile de la mise en scène, à distance parfaite de la relecture sans aucun état d’âme d’un engrenage ressenti jusque là de manière beaucoup plus viscérale.
Une fois qu’il aura perdu le charme de l’imprévisibilité, le protagoniste se trouve en effet à la merci des vrais professionnels, ceux qui savent s’adapter aux contrats et aux ordres les plus contradictoires possibles. Ce changement de mode opératoire ne s’avère toutefois pas moins dangereux que le précédent. Il donne surtout aux porte-paroles de ces vérités difficiles à entendre des emplois infiniment plus nuancés qu’on aurait pu le croire au début du film. L’ange de la mort Max von Sydow affiche ainsi une forme de convivialité mélancolique qui ne fait qu’accentuer encore l’impasse dans laquelle Turner s’est manœuvré sans aucune préméditation. Quant au bureaucrate à la vie, à la mort, Cliff Robertson lui confère les traits d’une Amérique prête à commettre les pires crimes, dans le vain espoir de préserver sa position dominante dans le monde.
Conclusion
Ne vous laissez pas berner par la partition très jazz de Dave Grusin, un compositeur de musiques de film qui a le swing dans le sang, ni par l’exécution formelle toujours sans faille, voire lumineuse de la part de Sydney Pollack ! Les Trois jours du Condor est en fait un thriller au ton très sombre. Son valeureux protagoniste a beau s’y battre contre un système corrompu, il a continuellement un coup de fil ou une prise de décision en retard par rapport au camp adverse, guère soumis aux mêmes aléas moraux que lui. D’où ce très solide traité cinématographique sur la paranoïa à l’américaine, le sentiment sournois par excellence, plus vif que jamais en cette période de grande instabilité, où l’on ne sait plus à quel saint se vouer !