Les espions
France, Italie : 1957
Titre original : –
Réalisateur : Henri-Georges Clouzot
Scénario : Jérôme Géronimi et Henri-Georges Clouzot, d’après un roman de Egon Hostovsky
Acteurs : Curd Jürgens, Peter Ustinov, O.E. Hasse et Sam Jaffe
Distributeur : Les Acacias
Genre : Thriller
Durée : 2h07
Date de sortie : 8 novembre 2017 (Reprise)
3,5/5
Les Espions n’est certes pas le film le plus connu de Henri-Georges Clouzot. Arrivé dans la continuité directe du Salaire de la peur et des Diaboliques, il a rétrospectivement été éclipsé par ces deux œuvres phares de la filmographie du réalisateur. Et pourtant, il s’agit d’un thriller par excellence, d’un malicieux jeu du chat et de la souris ouvrant beaucoup de portes sans jamais indiquer la sortie. De nos jours, pareille intrigue à tiroirs donnerait sans doute lieu à une mini-série aussi artificielle qu’artificiellement tirée en longueur produite par l’un des services de vidéo en ligne à la mode, voire à une énigme cinématographique dont son créateur Christopher Nolan serait le seul à apprécier la complexité laborieuse. Dans les années 1950 et sous l’œil plus qu’avisé de Clouzot, elle devient un cours de maître en termes de manipulation à la fois du spectateur et des personnages.
Contrairement aux thrillers de Alfred Hitchcock, dans lesquels le public a souvent un temps d’avance sur le pauvre héros propulsé contre son gré dans une situation qui le dépasse, cette variation française du genre s’emploie magistralement à brouiller les pistes. A tel point que les têtes d’affiche n’embarquent sur ce manège machiavélique qu’au bout d’une demi-heure de film ! Auparavant, la mise en scène minutieuse de Henri-Georges Clouzot a veillé à ce que la paranoïa ambiante s’approche de son paroxysme. Car ce qui a commencé comme une opportunité en or s’y transforme bien trop rapidement en un véritable cauchemar. Présentée initialement telle une forteresse que personne ne voulait prendre, la clinique psychiatrique du protagoniste devient un moulin traversé par tous les vents sous les traits d’individus bien louches. Les bonnes intentions du brave docteur volent alors en éclats, pour notre plus grand bonheur !
Synopsis : Dans sa clinique délabrée en banlieue parisienne, le docteur Malic ne soigne que deux patients pour des troubles psychiques. Avec un tel bilan médical et commercial, il n’est qu’une question de temps avant que les huissiers ne viennent saisir son établissement. Dans ce contexte morose, l’offre inopinée du colonel Howard des services secrets américains paraît comme une bouée de sauvetage de la dernière chance. En échange d’un million de francs d’emblée, ainsi que de quatre millions supplémentaires à la fin de la mission, Malic devra cacher pendant quelques jours dans son hôpital psychiatrique un certain Alex. Recherché par des espions du monde entier, ce dernier ne tardera pas à provoquer des visites suspectes d’énergumènes qui ne le sont pas moins dans la demeure endormie du médecin serviable.
Qui êtes-vous, docteur Malic ?
Les près de trente minutes d’exposition des Espions pourraient paraître longues. Grâce à la réalisation sans faille de Henri-Georges Clouzot, elles contribuent au contraire à concrétiser merveilleusement la menace diffuse qui pèse sur le personnage principal. Cet homme n’a guère les caractéristiques d’un exemple à suivre. Passablement alcoolique, il s’obstine sur sa seule patiente viable par voie d’une focalisation assez malsaine, imprégnée de sentiments romantiques qui soulèveraient peut-être des questions gênantes à l’heure actuelle. Bref, en dépit de son entrain indéniable et de son adhésion inconditionnelle à la déontologie médicale, ce pauvre docteur est à deux doigts de finir prématurément en loque humaine. Néanmoins, c’est un rôle et surtout un point d’identification astucieux pour le spectateur, à qui Gérard Séty rend parfaitement justice avec son interprétation en guise d’ample surface de projection et d’inquiétude.
Car la situation dégénère rapidement. Tandis que les lubies de la patiente gâtée, jouée avec de grands yeux expressifs et quasiment sans mots par Véra Clouzot, étaient jusque là les seuls événements susceptibles de ponctuer le quotidien terne de la clinique, les intrusions plus ou moins malveillantes se multiplient dès l’acceptation du pacte avec le diable. A commencer par celle du nouveau personnel soignant, mené d’une main de fer par une Martita Hunt en état de grâce, à la fois fine stratège et observatrice désabusée du cirque auquel elle participe désormais plus par habitude que par conviction. Les autres personnages hauts en couleur ne se font pas non plus attendre. Avec une mention spéciale pour la formidable complémentarité entre ces deux vieux roublards campés par Peter Ustinov, d’ores et déjà habité par l’élégance sirupeuse dont il détenait le secret, et l’import américain Sam Jaffe, presque touchant dans son autorité sans cesse minée par le jeu opaque des agents.
La guerre des pacifistes
Tout ce beau monde s’affaire donc autour de l’invité surprise du vaillant docteur. Sauf que l’impassibilité germanique de Curd Jürgens et beaucoup plus tard celle de O.E. Hasse ne font qu’épaissir encore le mystère. Qui est qui dans ce bazar, orchestré avec une précision filmique simplement passionnante par Clouzot, soutenue substantiellement par la sublime photo en noir et blanc de Christian Matras ? A qui profitera le crime ou au moins la disparition hors champs mais certaine de quelques misérables sbires subordonnés, trop naïfs pour résister au maelstrom de la mécanique déglinguée des rapports de force en temps de Guerre froide ? Le récit a tout à fait raison de nous refuser quelque réponse claire et définitive que ce soit à ces vastes interrogations. Il préfère plutôt les revirements subitement amenés avec adresse, qui ne font qu’ajouter en fin de compte une couche supplémentaire à la sensation enivrante de perte de repères.
C’est dans ce regard à la fois froid et investi sur l’humanité que se manifeste la maestria de Henri-Georges Clouzot. A aucun moment, sa narration n’est dupe de l’immense embrouille dans laquelle son personnage principal s’est fourvoyé par sa propre inconscience. Elle l’y accompagne sans état d’âme, mais avec un sens aigu pour l’absurdité de ce théâtre d’une guerre larvée en pleine campagne. Ainsi, autant nous sommes tenus en haleine par les péripéties de plus en plus rocambolesques du docteur maladroitement improvisé en agent secret, autant l’atmosphère salutaire d’une ironie blasée plane sur l’action afin d’en accroître considérablement l’aspect divertissant. Homme de spectacle et grand sage sans illusions à l’égard de la condition humaine, tour à tour pitoyable et désespérément héroïque ici, le réalisateur réussit admirablement le grand écart dans la forme et le fond avec ce film en tous points recommandable.
Conclusion
Et si c’était en fait cela qui nous avait le plus manqué en ces près de sept mois sans cinéma : la possibilité de fouiller à volonté dans cette mine inépuisable de trésors qu’est l’Histoire du Septième art ? Sur le papier, Les Espions a probablement tendance à apparaître comme un simple film de transition, entre le coup double de classiques intemporels cités plus haut et la dernière partie de la carrière de Henri-Georges Clouzot, moins assuré de trouver encore sa place dans la révolution culturelle des années ’60. Or, cette aventure d’espions est un magnifique thriller, mi-amusé, mi-terrorisé par les innombrables déconvenues que devra affronter coûte que coûte son héros aux pieds d’argile. Une excellente parabole cinématographique en somme sur une série ininterrompue de jugements soit malavisés, soit malintentionnés, mais en tout cas toujours la source d’une dégradation jouissive des paramètres d’un environnement initialement si rassurant.