Critique : Les Deux cavaliers

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Les Deux cavaliers

États-Unis, 1961
Titre original : Two Rode Together
Réalisateur : John Ford
Scénario : Frank Nugent, d’après un roman de Will Cook
Acteurs : James Stewart, Richard Widmark, Shirley Jones et Linda Cristal
Distributeur : Park Circus France
Genre : Western
Durée : 1h49
Date de sortie : 25 février 2015 (Reprise)

4/5

Au début des années 1960, alors qu’il avait atteint l’âge de partir sereinement à la retraite, on aurait pu croire que John Ford ne réalise plus que des films doucement crépusculaires. Or, juste après Les Deux cavaliers, il allait créer son dernier chef-d’œuvre absolu, L’Homme qui tua Liberty Valance. Et même si ce western-ci n’atteint pas les sommets de la sagesse désabusée de ce dernier, il s’agit néanmoins d’un film très joliment atypique dans le cadre d’un genre alors sérieusement en perte de vitesse. Tandis que c’est avant tout le rythme très détendu de la narration qui nous avait subjugués lors de sa découverte il y a facilement dix, vingt ans de cela, à présent, son regard empreint d’une franchise cynique sur les failles de l’humanité en général et l’âme corrompue de l’Amérique en particulier nous a passionnés au plus haut point !

Certes, pour des raisons surtout inhérentes à son époque de production, il ne s’agit pas d’un film parfait. La représentation des Indiens y reste pour le moins problématique, avec ces acteurs tout sauf amérindiens qui les interprètent. A ce sujet, le pauvre Woody Strode, encore promu à une sorte de rôle principal dans le film précédent de Ford Le Sergent noir, se voit rétrogradé ici à une apparition sommaire. Au cours de celle-ci, son torse musclé a le privilège douteux de nous impressionner infiniment plus que d’hypothétiques nuances dans la conception de son personnage. De même, les deux têtes d’affiche, James Stewart et Richard Widmark, ne dégagent pas tout à fait la fraîcheur que leurs rôles respectifs auraient requis.

Malgré ces quelques manquements évidents, Les Deux cavaliers s’avère être un film porté par un immense élan de sagesse et de lucidité. Curieusement, son réalisateur ne l’aurait point apprécié. Et pourtant, on y trouve tous les ingrédients qui font la valeur suprême du cinéma selon John Ford. A savoir une compréhension intime et transmise sans effort apparent à l’écran de la nature humaine, aussi imparfaite soit-elle, une vision éclairée car nullement complaisante des mythes sur lesquels se fonde la culture américaine et, enfin, une façon quasiment unique de savoir jongler entre le drame et la comédie, sans que cette alternance imprévisible ne sonne faux à aucun moment !

© 1961 John Ford Productions / Shpetner Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Entertainment France /
Park Circus France Tous droits réservés

Synopsis : Tranquillement installé dans la petite ville de Tascosa, le marshall local Guthrie McCabe gère d’une main toujours ouverte aux pots de vin les rares incivilités qui croisent son chemin. Cependant, il ne résiste pas longtemps à l’ordre du lieutenant Jim Gray de le suivre à la garnison la plus proche. Une mission aussi périlleuse que désespérée l’y attend : ramener de leur captivité de plusieurs années des femmes et enfants blancs, enlevés jadis par les Comanches de Quanah Parker. Gray est censé l’accompagner lors de cette expédition en terrain ennemi, en laquelle les familles des disparus, rassemblés autour du fort, placent tous leurs espoirs.

© 1961 John Ford Productions / Shpetner Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Entertainment France /
Park Circus France Tous droits réservés

Comme le dira dès l’année suivante le personnage de James Stewart dans L’Homme qui tua Liberty Valance, si vous avez le choix entre la vérité qui sonne mal et la légende qui sonne bien, imprimez la légende. Tout le projet idéologique des Deux cavaliers paraît au contraire consister en la mise en lumière du côté déplaisant, calculateur, voire sauvage de cette période charnière de l’Histoire américaine, quand l’honneur du peuple autochtone vivait ses ultimes convulsions. Or, cette démarche louable ne prend pas encore le virage plutôt consensuel et politiquement correct avant l’heure du dernier western que John Ford réalisera trois ans plus tard, Les Cheyennes. A bien y regarder, ce ne sont même pas concrètement les Indiens qui sont les méchants dans cette histoire-ci. Pour cela, il leur manque une quelconque profondeur machiavélique, au delà de l’éternelle peur diffuse de ce qui est différent.

Non, le mal qui gangrène insidieusement l’action dans ce western magistral, c’est l’aveuglement des personnages blancs. Un aveuglement qui peut prendre des formes différentes, soit, mais qui se solde presque invariablement par une solution tragique. Ainsi, c’est par pur égoïsme que le marshall McCabe accepte de suivre son ami, loin d’un cadre de vie en tous points confortable. A la clé de ce déplacement placé sous une mauvaise étoile : remettre à sa place sa maîtresse qui aurait osé prendre l’ascendant sur lui, tout en renflouant encore un peu plus ses caisses déjà richement garnies, peu importe les questions morales qu’il aurait pu se poser auparavant.

En effet, le personnage cinématographique qu’incarne James Stewart à ce moment-là de sa carrière est dans la continuité parfaite des hommes tourmentés et parfois même malveillants, à travers lesquels des réalisateurs comme Anthony Mann et Alfred Hitchcock l’avaient fait descendre de son piédestal du héros sans reproche de la classe moyenne américaine.

© 1961 John Ford Productions / Shpetner Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Entertainment France /
Park Circus France Tous droits réservés

Toutefois, ce n’est pas uniquement l’antagoniste par excellence qui porte en lui toutes les tares d’une société ayant la tendance pathologique de se croire supérieure au reste du monde. Pas une séquence ne se passe dans Les Deux cavaliers, sans que le point de vue à la fois acerbe et empathique de John Ford ne nous fasse comprendre qu’il n’est nullement dupe du bien-fondé de cette opération soi-disant humanitaire. Même les personnages dont le rôle principal est d’apporter un peu de légèreté dans ce monde de brutes – Andy Devine en sergent empoté aux petits soins auprès de son supérieur et, dans une moindre mesure, Richard Widmark en dernier défenseur d’une certaine intégrité à l’ancienne – font les frais d’un statut quo, qui a appris depuis longtemps comment tirer profit de leur naïveté.

Car une fois que la mission a tout l’air d’avoir été accomplie, avec un résultat rachitique admettons-le, le vrai visage de ce stratagème condamné d’avance s’affiche. En machines politiques parfaitement calibrées, sans l’ombre d’un état d’âme, tout un chacun y trouve son compte. Le commandant Frazer, pour qui cette affaire pernicieuse s’achève sur une réussite stratégique sans qu’il n’ait eu à lever le petit doigt. Un rôle taillé sur mesure pour John McIntire, une valeur sûre du genre dans les années ’50 et ’60, quoiqu’aucunement un régulier de la troupe d’acteurs peuplant l’univers de John Ford.

Tout comme le seul personnage féminin tant soit peu substantiel du film, interprété par Shirley Jones. Alors qu’elle était incapable pendant la plupart du temps à regarder la sinistre vérité en face, l’ultime événement traumatisant lui permettra peut-être enfin d’aller de l’avant et s’affranchir de la casserole de culpabilité qu’elle traînait derrière elle depuis son enfance.

© 1961 John Ford Productions / Shpetner Productions / Columbia Pictures / Sony Pictures Entertainment France /
Park Circus France Tous droits réservés

Conclusion

Qu’il n’y ait pas de doute : derrière son apparence décontractée et ses chamailleries apparemment sans conséquences, notamment lors de la conversation au bord de l’eau entre Stewart et Widmark, Les Deux cavaliers dresse le portrait très sombre d’une certaine conception du passé américain. Par la vigueur de son propos et la rigueur de sa forme, il serait parfaitement injuste de le considérer comme une œuvre de vieillesse de la part d’un réalisateur, qui aurait parfaitement raison d’en être très fier. Apparemment, c’est plutôt le contraire qui aurait été le cas. Permettez-nous donc de contredire avec un immense respect et beaucoup de modestie le maître John Ford et d’affirmer que ce western compte parmi les meilleurs de sa décennie !

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