Les Damnés ne pleurent pas
France, Belgique, Maroc, 2022
Titre original : –
Réalisateur : Fyzal Boulifa
Scénario : Fyzal Boulifa
Acteurs : Aïcha Tebbae, Abdellah El Hajjouji, Antoine Reinartz et Moustapha Mokafih
Distributeur : New Story
Genre : Drame
Durée : 1h51
Date de sortie : 26 juillet 2023
3/5
Ce n’est pas uniquement le titre de ce film marocain qui dégage une poésie indéniable. Visiblement inspiré de l’esprit de Pasolini, le réalisateur Fyzal Boulifa y dresse le portrait jamais misérabiliste, toujours juste d’une mère et de son fils adolescent, évoluant en marge de la société. Ainsi, il n’y a pas de place pour des larmes dans Les Damnés ne pleurent pas. Pourtant, avec une pudeur considérable, les deux personnages principaux y souffrent abondamment en silence. Ils peinent surtout à unir leurs forces, afin de tenir tête à un monde qui ne veut décidément pas d’eux, sauf sous forme de pigeon à plumer ou d’objet sexuel à malmener.
Face à cette absence de perspective, à cette vie passée à s’enfuir dès que le regard réprobateur des autres devient trop insoutenable, il ne leur reste qu’une relation filiale bancale dans laquelle des cadeaux mal faits et mal reçus doivent compenser pour une multitude de non-dits.
Ce malaise existentiel, né autant de la précarité matérielle de ces laissés-pour-compte que de leur histoire commune guère limpide, la mise en scène l’exprime avec un calme étonnant. Les cris et autres disputes verbales sont quasiment absents de ce deuxième long-métrage fort appréciable, alors que les difficultés de communication manifestes entre la mère et son fils s’articulent tant bien que mal dans un éternel mouvement de fuite. Une nouvelle ville, un nouvel appartement, de nouveaux amants : telles sont les étapes de leur vie de marginal qui ressemble à s’y méprendre à un cercle vicieux. Impossible donc d’en sortir, malgré toute la bonne volonté du fils, un protecteur aussi insuffisant que maladroit en remplacement d’un père fantôme, et de l’instinct maternel plus fort que tout et néanmoins incapable de préserver ne serait-ce qu’un semblant de respectabilité.
De cette tension sourde entre l’innocence maintes fois abusée des protagonistes et leur regard désillusionné sur le monde qui profite sans cesse d’eux résulte un récit de toute beauté.
Synopsis : Considérée par la société comme une femme de mauvaise vie, Fatima-Zahra pense enfin avoir trouvé une ville où son fils Selim et elle pourraient vivre en paix pendant un certain temps. Mais après s’être fait agresser et voler ses bijoux, elle reprend la route avec sa progéniture adolescente. Après un passage chez sa famille, nullement disposée à passer l’éponge sur ses scandales passés, elle élit domicile à Tanger. Alors qu’elle s’emploie à séduire Moustapha, un chauffeur de bus marié, Selim fait la connaissance sur un chantier de l’étranger Sébastien, chrétien et gérant d’un hôtel dans la kasbah.
Mama Tanger
A une autre époque, le rôle de Fatima-Zahra, une mère courage qui ne démord pas de l’amour qu’elle porte à son fils, aurait été taillé sur mesure pour l’icône du cinéma italien Anna Magnani. De nos jours, Aïcha Tebbae s’acquitte parfaitement de cet emploi potentiellement ingrat. Car les écueils sont nombreux sur la route de cette femme, tiraillée entre sa véritable nature de fêtarde portée sur le sexe et ses nombreuses tentatives infructueuses de maintenir la façade plus ordinaire d’une future épouse croyante, voire pratiquante. Au fin fond de son âme passablement naïve, elle croit encore au prince charmant ou bien, tout au moins, à son propre pouvoir de séduction, en mesure de lui assurer soit le prochain partenaire d’une nuit, soit celui d’une vie. Évidemment, la dure réalité de la vie ne réserve aucune place pour de tels idéalistes, les abimant petit à petit, une déception amère à la fois.
Dès lors, son seul et unique espoir de salut serait son fils. Au détail près que celui-ci, en digne héritier d’une biographie maternelle cabossée jusqu’à en devenir illisible, n’en fait qu’à sa tête. En même temps, chaque tentative de le récupérer se heurte à l’incapacité de Fatima-Zahra de cesser sa quête du plaisir charnel au profit d’un foyer plus stable. Pour une fois, la télévision n’y serait ni une chimère matérielle hors d’atteinte, ni un moyen pour imposer une sédentarité subie. A l’image du téléphone portable, source de toutes les suspicions et autres poussées de jalousie, cette fenêtre éminemment passive sur le monde ne fait qu’enfermer les personnages encore un peu plus dans leur triste solitude. Chaque occasion pour s’amuser est alors bonne pour oublier cet état de fait misérable, quitte à rater une énième chance de retrouvailles au moment de la conclusion du film, à l’impact affectif notable.
Comme tu veux
Auparavant, le jeune Selim sous les traits mi-angéliques, mi-démoniaques de Abdellah El Hajjouji accomplit un parcours de maturité au forceps. Au fur et à mesure que les mensonges sur sa vie de vagabond suivant docilement sa mère volent en éclats, il tente de se construire sa propre vie. Faute d’éducation sentimentale, voire d’éducation tout court, à l’exception des combines qui rythment le quotidien de sa mère, il est prédestiné à répéter les erreurs de cette dernière. A commencer par sa relation trouble avec le Français, nullement chrétien, mais plutôt porteur d’un passif de conquérant colonial qui passe plus que jamais par le pouvoir de l’argent. Antoine Reinartz a beau conférer une bonne volonté presque désarmante à ce personnage à double face, il n’en reste pas moins un profiteur des sentiments à fleur de peau de son jeune protégé.
Ce qui nous ramène à la dimension proprement pasolinienne du film de Fyzal Boulifa. Derrière l’acceptation tout à fait hésitante de l’homosexualité se cache en effet un malaise plus profond, inhérent à des rapports de force qui laisseront invariablement des femmes et des hommes comme Fatima-Zahra et son fils sur le tapis. Le cycle de l’éternel recommencement, ponctué de manœuvres de séduction sans lendemain, finit ainsi par les user et même par anéantir la seule chose précieuse dont ils disposaient : leur attachement l’un envers l’autre. Plus déracinés que jamais, ils se voient obligés de finir Les Damnés ne pleurent pas dans une course aussi effrénée qu’inutile vers un avenir meilleur, qui ne se réalisera jamais pour eux.
Conclusion
La belle photographie de Caroline Champetier n’est qu’un leurre : Les Damnés ne pleurent pas raconte une histoire des plus pessimistes. La maestria discrète de Fyzal Boulifa consiste alors à ne pas en faire une tragédie pathétique, mais au contraire un film au calme tonitruant. Les tempêtes morales qui s’y déchaînent à chaque instant à l’intérieur des deux personnages principaux percent à peine la surface. Pourtant, leur effet est particulièrement dévastateur. Ce n’est pas tout à fait du même niveau de fureur iconoclaste que les films de Pier Paolo Pasolini, mais cela s’en approche très joliment !