Les 2 Alfred
France, 2020
Titre original : –
Réalisateur : Bruno Podalydès
Scénario : Bruno Podalydès & Denis Podalydès
Acteurs : Denis Podalydès, Bruno Podalydès, Sandrine Kiberlain et Yann Frisch
Distributeur : UGC Distribution
Genre : Comédie
Durée : 1h36
Date de sortie : 16 juin 2021
3,5/5
De quoi l’avenir sera-t-il fait ? Nul ne le sait, bien évidemment. Cependant, l’impression peu agréable ne nous quitte plus en ces temps de crise sanitaire qu’on perd de vue les enjeux à long terme, que la parenthèse du coronavirus suspend toutes les autres évolutions, en bien ou en mal, de notre société. Quid du changement climatique ou de l’automatisation de la plupart des tâches professionnelles ? On verra ça, une fois que la propagation du virus sera maîtrisée. Sauf que le progrès social n’attendra sans doute pas jusque là. Heureusement, il y a des films comme Les 2 Alfred, absolument dans l’air du temps et pourtant nullement opportuniste. Bruno Podalydès y fait le boulot assez sale de nous tendre la glace, afin de nous permettre de bien voir où l’on va. Mieux encore, il y parvient avec une grâce comique irrésistible, jonglant adroitement entre la froideur automatique du monde de demain et la douce résistance des quelques bribes d’humanité qui nous restent, espérons-le.
Dans l’univers à peine futuriste que le dixième long-métrage du réalisateur nous décrit, les travers du monde du travail pré-COVID sont en effet esquissés avec malice. Des emplois, il y en a, certes, mais seulement pour celles et ceux qui se conforment au vocabulaire de vie de la bulle virtuelle. De la place, il n’y en a par contre ni pour la vie de famille, ni pour une forme de sécurité financière tant chérie dans l’ancien monde. Cette dernière aura été sacrifiée sur l’autel de la sous-traitance en toute occasion. C’est en quelque sorte au règne tant redouté de l’uberisation de nos existences que le spectateur doit assister ici, mi-horrifié, mi-amusé. Car la grande, non l’immense qualité du film consiste à rendre hautement divertissants et touchants les échanges névrosés entre des personnages qui ne le sont pas moins.
Synopsis : Chômeur déclassé, Alexandre a été mis à l’épreuve par sa femme, partie surveiller le sonar d’un sous-marin. Il ne lui reste plus beaucoup de temps pour sauver son couple, en prouvant qu’il est capable de s’occuper de ses deux enfants en bas âge tout en étant autonome matériellement. Tous ses espoirs reposent sur son entretien d’embauche dans la start-up The Box. Contre toute attente, il décroche le poste. Ses problèmes ne font toutefois que commencer, puisque la politique de l’entreprise interdit aux salariés d’avoir des enfants. Commence alors un long calvaire de dissimulation, au cours duquel Alexandre ne pourra compter que sur son nouvel ami Arcimboldo, l’excentrique roi des petits boulots sur applis.
Le Goût du délire
Le genre de la comédie sociale n’est pas tellement le point fort du cinéma français. Tandis que nos chères compatriotes ont la tendance douteuse de se plaindre à ne plus en finir de tout ce qui ne va pas dans notre beau pays, souvent par l’intermédiaire de drame sociaux à l’aspect tragique, rares sont les occasions où cet exercice d’introspection fournit de la matière à rire. Le pari de tourner une comédie plus douce qu’amère sur les méfaits de notre société était donc osé pour Bruno Podalydès et sa bande de collaborateurs habituels. Il le remporte haut la main en faisant appel à une autre caractéristique typiquement française : le pragmatisme ou plus précisément la débrouillardise. En effet, plutôt que d’accentuer les détails grotesques de son intrigue au fond tout de même assez sombre, le réalisateur s’emploie avec virtuosité à les intégrer dans un flux narratif, qui vit autant des nombreux défauts des personnages que de leurs succès, aussi modestes soient-ils.
Le personnage principal, par exemple, interprété avec un charme désarmant par Denis Podalydès, est le symbole même de la galère en toute circonstance. Cela commence dès le pull ringard qu’il porte tout au début du film, lors du rendez-vous avec son conseiller bancaire, un autre rôle de l’obsolescence prochaine rempli avec une belle dignité désuète par Michel Vuillermoz. Et cela ne s’arrête d’ailleurs jamais tout à fait. Car Alexandre est un homme qui s’accroche, surnageant grâce à un effort colossal dans un environnement qui ne lui veut que du mal. Alors, il se débrouille comme il peut, en improvisant à tout va. Mais la lucidité du propos nous fait bien redouter que, dans la vraie vie, son combat au quotidien pour être à la fois un bon père et un employé fiable ne se terminerait pas avec autant d’optimisme qu’au cinéma.
Tempête de drones chancelants
La seule façon de subsister dans ce monde que l’on vivrait peut-être déjà, si les confinements mondiaux n’avaient pas mis des tonnes de sable dans le mécanisme du progrès forcené, c’est de s’adapter. Attention, « s’adapter » cela veut dire faire en sorte de tirer profit du nouveau système des boîtes en apparence branchées, sans en même temps se faire massacrer moralement par elles. Les deux autres personnages jubilatoires du film ont opté pour cette voie, avec un taux de réussite variable. Pendant que Séverine, la responsable terriblement tendue d’Alexandre, court après chaque visioconférence et chaque moment faussement convivial autour de la galette des rois comme si sa vie en dépendait, ce drôle d’énergumène qu’est Arcimboldo applique les règles 2.0 du jeu avec une désinvolture infiniment moins culpabilisante.
Là aussi, la recette de la mise en question détournée fonctionne à merveille. D’abord grâce à la qualité indéniable de l’interprétation, notamment de Sandrine Kiberlain qui arrive à désamorcer constamment la bombe à retardement névrotique qu’est son personnage. Et aussi parce que le point de vue de la mise en scène ne quitte jamais le camp des laissés-pour-compte de ce meilleur des mondes, qui n’a finalement des avantages à offrir à personne. Comment le pourrait-il, puisque en face, il y a le vide affectif sous sa forme la plus crue, qu’aucune application, aucun tournoi de drones ne pourra jamais remplir ? Les véritables champions de ce monde déshumanisé, en tout cas dans le conte social enthousiasmant de Bruno Podalydès, ce sont par conséquent celles et ceux qui ont su préserver un peu d’humanité.
Que ce message potentiellement édifiant ait été transmis avec autant de finesse filmique nous a définitivement fait adhérer à cette histoire sur un avenir imminent possible, au demeurant ni meilleur, ni plus néfaste qu’un autre.
Conclusion
Si le contexte sanitaire le permet – qu’elle nous emmerde cette réserve qu’il faudra désormais joindre à tout projet ou plan ! – , l’année de cinéma 2021 commencera sur les chapeaux de roue, grâce à Les 2 Alfred ! Fidèle à lui-même ou au moins à ses meilleurs films, en dehors de sa parenthèse policière d’adaptations de Gaston Leroux au début du siècle, Bruno Podalydès y livre une lecture aussi subtile que moqueuse de ce qui nous attendra, collectivement, dans les quelques années à venir. Pourtant, il ne s’agit point d’une anticipation de la fin du monde sous ses couleurs les plus apocalyptiques, mais au contraire de la mise en avant lumineuse de notre capacité à y faire face ensemble, en se serrant sereinement les coudes.