Critique : L’ange ivre (1948) / Chien enragé (1949)

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L’ange ivre


Japon : 1948
Titre original : Yoidore tenshi
Réalisateur : Akira Kurosawa
Scénario : Akira Kurosawa, Keinosuke Uekusa
Acteurs : Toshirô Mifune, Takashi Shimura, Reizaburô Yamamoto
Éditeur : Wild Side Vidéo
Durée : 1h38
Genre : Drame
Date de sortie cinéma : 6 février 1991
Date de sortie DVD/BR : 2 mars 2016

 

Dans le Tokyo d’après-guerre, un médecin reçoit la visite d’un jeune yakuza blessé par balle chez lequel il finit par déceler la tuberculose. Mais ce dernier refuse obstinément de se faire soigner, craignant la réaction de ses pairs. Débute alors une étrange amitié entre deux hommes, que pourtant tout oppose, et qui se retrouveront confrontés à la violence de la maladie tout autant qu’à celle de la ville…

 

 

Chien enragé


Japon : 1949
Titre original : Nora inu
Réalisateur : Akira Kurosawa
Scénario : Akira Kurosawa, Ryûzô Kikushima
Acteurs : Toshirô Mifune, Takashi Shimura, Keiko Awaji
Éditeur : Wild Side Vidéo
Durée : 2h02
Genre : Drame
Date de sortie cinéma : 12 janvier 1961
Date de sortie DVD/BR : 2 mars 2016

 

Tokyo, 1949. Murakami, un jeune inspecteur de police, se fait subtiliser son arme de service. Honteux et désespéré à l’idée que le voleur puisse en faire usage, il envisage sérieusement de donner se démission. C’est alors qu’un crime crapuleux est orchestré avec une arme qui semble être la sienne. S’ensuit une traque intense dans les bas-fonds moites et mystérieux d’une ville encore marquée par les stigmates de la défaite…

 

 

Note : 5/5

 

Souvent cité pour ses films de sabres japonais, Kurosawa aura pourtant marqué le début de sa collaboration légendaire avec Mifune au détour du film noir. Libéré des contraintes étatiques et de la censure gouvernementale, le polar servira d’écrin à la frontalité de son discours servi par le jeu naturel d’un Mifune transcendant d’authenticité. Il considère à juste titre L’ange ivre comme son véritable premier film personnel, et ce même si La légende du grand judo est considéré comme son premier coup de maître. On rappellera que le contexte politique de l’époque ne permettait quasiment aucune latitude discursive pour les réalisateurs qui se devaient de proposer des films avant tout nationalistes.. Cette aisance générique se confirmera par la réalisation quasi-successive de Chien enragé (il réalisera uniquement Le duel silencieux entre les deux films) s’inscrivant comme le miroir réfléchissant de L’ange ivre. Hantées par le contexte douloureux de l’après-guerre, ces deux œuvres font état de la désolation d’un peuple en proie à la désillusion. Si dans Un merveilleux dimanche le couple désargenté trouvait refuge dans les pouvoirs d’un art fantasmagorique, Kurosawa se voudra plus pragmatique par la suite : c’est en eux que les personnages (et par extension le peuple japonais) doivent trouver les ressources nécessaires pour s’en sortir et se reconstruire parmi les décombres de décors délabrés constituant l’allégorie d’un pays montré comme un champ de ruines. Ainsi, Kurosawa, par les moyens de l’écriture de personnages ambivalents, de collaborateurs précieux (en plus de Mifune, il s’entoure de Takayashi Matsuyama dont la direction artistique offrira des décors aussi remarquables que symboliques et du compositeur Fumio Hayasaka dont la musique constituera l’apport éloquent de l’œuvre de Kurosawa) et d’une liberté thématique nouvelle marquera une étape décisive dans la carrière prolifique et libertaire qu’on lui connaîtra par la suite.

 

 

Auscultation sociale

Dès la levée de la censure, Kurosawa pose avec audace les fondations d’un discours frontal sur les conséquences cataclysmiques d’une Seconde Guerre mondiale calamiteuse pour le pays et pour son peuple. Il n’hésite pas à utiliser les ressources de l’image (en passant par l’éloquence des décors) pour mettre le spectateur face à l’état matériel de décrépitude des habitats et des zones de vie. De la mare repoussante de L’ange ivre en passant par les intérieurs insalubres de la famille de Yusa dans Chien enragé, le réalisateur n’hésite pas à construire une fenêtre donnant directement sur la misère humaine constituant probablement le miroir précis du quotidien des japonais de l’époque. On retrouve ainsi cette esthétique documentaire et ce souci de rétablir la véracité d’une réalité historique qu’il ne désire atténuer.

Les deux génériques des deux films laissent ainsi respectivement place à un plan fixe dont le regard s’attarde sur une mare boueuse pour l’un et sur un chien (probablement malade) pour le second. Ces éléments naturels portent ainsi en eux les manifestations d’une dégradation : les corps sont abîmés (blessures, sang, sueur …) ou sales tout comme les vêtements (costumes tâchés et / ou ensanglantés, trahissant ceux qui les portent). Cette dégradation est l’allégorie d’un pays malade tout comme les individus qui le composent. La maladie, plus que physique, est essentiellement psychique. Que ce soit Matsunaga, le yakuza ou Yusa le criminel, tous deux partagent un désordre existentiel qui les ronge intérieurement tout comme les deux maladies évoquées que sont la tuberculose dont est atteint le premier ou la rage que Sato assigne à Yusa pour convoquer et expliquer métaphoriquement ses déambulations mortelles. « Qui est cet homme ? » lui demande-t-on. « C’est un chien enragé. » répond le commissaire.

 

 

Ainsi, Kurosawa construit ainsi dans les deux cas une vision clinique de cette société japonaise qui n’est plus que l’ombre d’elle-même ; des ombres et des spectres que constituent ces individus errants et que la mise en scène particulièrement expressionniste de l’ange ivre tend à souligner. Au détour d’un maquillage particulièrement marqué, Mifune n’apparaît plus que comme un vampire décharné, une sorte de Nosferatu déchu constituant l’incarnation symbolique absolue de son propre déclassement en tant que yakuza. On finit par lui retirer les rênes du quartier qu’il contrôlait jusqu’alors. Yusa, lui, n’apparaît complètement que lors des dernières minutes du film (tout d’abord par fragmentation, puis presque excentré dans le plan jusqu’à donner cette impression de vouloir en sortir). Auparavant, il est une ombre fuyante que Murakami et Sato poursuivent sans relâche et que les deux policiers n’arrivent à identifier qu’à travers les rares objets disséminés derrière lui. Cette identification matérialiste témoigne du dénuement dans lequel vivent une grande partie des japonais de l’époque. Aussi bourreau que victime, Yusa n’est que la représentation d’une population affamée et miséreuse. Sato expliquera ainsi qu « il y en a des tas comme lui » et que le sentiment d’injustice participe partiellement au processus de transformation des individus. La jeune Harumi, en larmes après l’interrogatoire policière puis maternelle, le verbalisera dans un désespoir bouleversant. L’animalisation est constitue l’autre métaphore filée utilisée dans les deux œuvres. Il s’applique aussi bien dans L’ange ivre (« une bête reste une bête » apparaît comme la sentence finale que Sanada à l’égard de Matsunaga qui durant le long du film apparaît comme une bête nocturne se faisant progressivement apprivoiser par le médecin alcoolique – on remarque ainsi une évolution dans les apparitions de Matsunaga qui délaisse peu à peu ses apparitions nocturnes pour apparaître dans des séquences de plus en plus diurnes) que dans Chien enragé (où l’animalisation est un postulat ancré dans le titre même doublée d’une analogie établie entre Yusa lui-même et un chat qu’il tuera de ses propres mains) parachevant le discours sur la déshumanisation massive des individus suite à la destruction de la guerre.

 

 

Dédoublement(s) symbolique(s)

Outre l’esthétique clinique irriguant les deux œuvres et l’approche matérialiste de la détresse de l’âme humaine les surplombant, Kurosawa construit dans ces deux films une esthétique du dédoublement. Ainsi, de nombreux duos se forment : le docteur Sanada et le chef yakuza Okada servent de figures paternelles à Matsunaga qui ne cessera son mouvement de balancement envers l’un désirant le sauver de sa maladie mais aussi de sa condition sociale et envers l’autre ne cessant de le replonger dans les démons qui le rongent mortellement. Par ailleurs, le dédoublement constitue un moyen d’apprentissage et de progression : Matsunaga apprendra et s’adoucira un temps par le truchement de l’humanisme du docteur et Murakami apprendra le sang-froid, la distance et à développer une vision d’ensemble sur les situations qu’il rencontre auprès d’un Sato empathique. Enfin, le dédoublement permet d’exposer narrativement les possibilités alternatives des personnages. Ainsi, le docteur Sanada voit en son confrère Takahama la destinée qu’il aurait pu avoir à savoir celle d’une réussite professionnelle et sociale. Yusa constitue lui le négatif de Murakami qui aurait pu suivre la même voie et devenir le « chien errant » devenu « enragé ». C’est ainsi que la colorimétrie des costumes est éclatante de symbolisme : marqué par un blanc immaculé au départ, les vêtements de Murakami s’obscurcissent jusqu’à prendre la même couleur que ceux de Yusa lors de leur confrontation finale : les deux ne sont plus que des corps essoufflés, quasi identiques perdus dans ce champ de fleur.

L’argent apparaît ainsi comme le catalyseur permettant d’expliquer partiellement la différence de cheminement entre Murakami et Yusa, ce dernier volant ses victimes pour acheter le bonheur de sa bien aimée. Ainsi, le seul meurtre avéré porte en lui un symbolisme puissant puisqu’il concerne l’épouse d’un homme fortuné. L’argent constitue aussi un curseur social : il est jeté violemment au pied d’un Matsunaga sacrifié par sa propre hiérarchie. Cette déception trace le pont entre les personnages incarnés par Mifune dans les deux films : qu’importe de quel côté de la loi ils sont, ils sont portés par un code d’honneur et un système de valeurs qui font leur identité. Ce sens des valeurs constituera une constance dans les films de Kurosawa conférant à ses héros une épaisseur unique.

 

 

Contrôle et volonté : une dialectique sur la frontière entre le Bien et le Mal

Si la notion d’héroïsme est au coeur des deux films (l’héroïsme des poursuivants de Yusa, d’un Sanada prêt à sauver Matsunaga), il est contrebalancé par une nuance le rendant pétri d’ambiguïté. Les personnages sont portés par des interprètes réussissant à rendre compte de cette ambivalence héroïque les rendant aussi attachants que naturels. Chez Kurosawa, il y a un rapport au contrôle et à la maîtrise de soi qui ne cesse de flotter au-dessus des personnages. Le docteur Sanada est un « ange ivre » et son rapport à la boisson lui aura coûté une carrière prestigieuse, Murakami est parfois gagné par une impulsivité pouvant être dangereuse tout comme Matsunaga qui ne contrôle pas ses colères et dont les confrontations avec le docteur prennent des allures burlesques tant les gestes se déploient dans une violence considérable. Ainsi, la volonté marque la frontière entre le Bien et le Mal et explique partiellement le basculement du côté de l’un ou de l’autre. C’est par la volonté que la jeune fille de l’Ange ivre triomphe de la tuberculose tandis que c’est par son manque que Matsunaga ou Yusa ne s’en sortent pas. Quoi que l’environnement constitue une pression psycho-social telle que le spectateur se demande si la seule force de la volonté de ces personnages auraient pu les sauver.

Toutefois, au lieu de poser un discours nihiliste, Kurosawa ne cesse d’employer une technique du contrepoint dans laquelle la désillusion est entrelacée avec une note d’espoir. On quitte le docteur Sanada galvanisé par la rémission de sa jeune patiente. La culpabilité de Murakami est atténuée car son manquement aura permis de démanteler un réseau de vente d’armes bien plus que conséquent. Il est invité à gagner en ampleur dans le regard qu’il porte sur les affaires criminelles qu’il devra gérer. Les deux films ne sont ainsi jamais dénués de luminosité et d’espoir : c’est cette foi en l’avenir et en la jeunesse si caractéristique de la pensée du réalisateur de son permet de ne jamais sombrer dans un état d’esprit mortifère.

 

 

Conclusion

L’ange ivre et Chien enragé partagent de nombreux éléments d’analogie : une perception médicale de la société japonaise d’après-guerre, un état de délabrement psychique d’individus en proie à la violence , le rapport à l’argent constituant un catalyseur, une dialectique rigoureuse sur la frontière ténue entre le Bien et le Mal… Sans être totalement jumeaux (on sent une virtuosité formelle et des mouvements de caméra logiquement plus prononcés dans Chien enragé que dans L’ange ivre ou la caméra reste fixe), ces deux œuvres partagent de nombreux motifs qui en font des joyaux de films noirs.

 

Note

Cet article a été rédigé par le biais des Blu-Ray édités par Wild Side Vidéo dans la collection « Les années Toho » dont la forme est apparentée à celle d’un livre dont les deux livrets ont été écrits par Charles Tesson (qui a rédigé le numéro consacré au maître dans la collection des Cahiers du cinéma). Il replace ainsi L’ange ivre dans la filmographie de Kurosawa en construisant un pont entre ce film, ses œuvres précédentes mais aussi celles-à venir en s’attardant sur la manière dont il propose une vision écornée de l’héroïsme d’après-guerre dans une esthétique expressionniste. Un entretien avec Jean Douchet complète l’analyse de Tesson en explicitant les éléments qui font de ce film son premier film personnel (le choix thématique dans un Japon post Seconde Guerre Mondiale, une mise en scène plus assurée dans la composition des plans etc.).

Dans le livret consacré à Chien enragé, Tesson insiste sur l’audace narrative du film à travers l’analyse du montage (qualifié « d’euphorique ») et cette approche ludique dont Kurosawa fait preuve dans la construction de sa mise en abyme sur le cinéma à travers ce que Tesson appelle « la marche du regard ». Tout comme Murakami est invité à étendre son rigueur, le cinéma est une invitation perpétuelle au changement d’échelle et à une vision étendue de la réalité.

On y retrouve par ailleurs les célèbres Masterworks consacrés à chaque aspect de l’œuvre de Kurosawa dans une perspective diachronique. Ainsi, est retracée la rencontre prodigieuse entre Mifune et le réalisateur dans le premier documentaire tandis que le second propose une approche plus technique et plastique. Les différents intervenants rappellent l’importance et la nécessité des décors dans leur fonction symbolique et esthétique. De nombreux décors ont été créés, certaines scènes ont été filmé dans le quartier de Ginza. Cela confère ainsi à Chien enragé un aspect quasi-documentaire que l’on doit essentiellement à un assistant-réalisateur et ami de Kurosawa qui n’est autre qu’Ishiro Honda le réalisateur du mythique Godzilla.

 

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