Critique : La Garçonnière

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La Garçonnière

États-Unis, 1960
Titre original : The Apartment
Réalisateur : Billy Wilder
Scénario : Billy Wilder et I.A.L. Diamond
Acteurs : Jack Lemmon, Shirley MacLaine, Fred MacMurray et Ray Walston
Distributeur : Les Acacias
Genre : Comédie dramatique
Durée : 2h05
Date de sortie : 28 août 2024 (Reprise)

4/5

Parfois, Billy Wilder, ce grand cynique, avait su viser juste, entre le conte au vitriol et un regard plein de tendresse, porté sur les hommes et les femmes qui se tuent à courir après leur idéal, romantique ou matériel. Il n’avait peut-être jamais rempli son rôle de commentateur mi-amusé, mi-dégoûté de la société américaine avec plus de maestria que dans La Garçonnière, qui lui avait valu une flopée d’Oscars en 1961. Aucune flèche narrative ne rate sa cible dans cette histoire, qui aurait aisément pu n’être qu’une comédie au ton doux-amer de plus. Grâce à l’approche sans merci de Wilder, à l’affût de la moindre imperfection humaine, afin de la transformer en or cinématographique, il s’agit de l’un des films les plus riches et à la vérité désarmante du cinéma hollywoodien des années 1960 !

Dans la phrase précédente, on était tenté d’écrire « jubilatoire ». Sauf qu’à aucun moment, une quelconque joie de vivre ne se manifeste dans La Garçonnière. En effet, les calculs froids et égoïstes y vont bon train, dans la course effrénée à la tromperie, soit de sa femme, soit de son entourage. Et, dans les cas les plus extrêmes, de soi-même. Car avant de devenir la victime consentante d’une entreprise de cocuage parfaitement huilée, ce brave C.C. Baxter, que Jack Lemmon interprète la plupart du temps avec une résignation suprême, a conclu un pacte avec le diable, au prix d’une ambition dépourvue de scrupules.

A quoi bon, toutefois, cette frénésie de l’ascension sociale, si c’est seulement pour mieux conjurer ce fardeau invisible de la solitude en milieu urbain ? Un sentiment d’exclusion partagé par tant de petits travailleurs dociles comme lui, sur lequel il rencontre, de gré ou de force, la guère plus épanouie Fran Kubelik. Là aussi, Shirley MacLaine excelle souvent sans dire un mot, juste en nous laissant lire le cheminement de sa pensée torturée sur son visage.

© 1960 Jack Harris / The Mirisch Corporation / Metro-Goldwyn-Mayer / Park Circus France / Les Acacias Tous droits réservés

Synopsis : Le comptable C.C. Baxter travaille avec application dans les bureaux d’une société d’assurances au 19ème étage d’un gratte-ciel à Manhattan. Il lui arrive fréquemment de faire des heures supplémentaires. Pas parce qu’il aime particulièrement son emploi, mais à cause de l’occupation de son petit appartement proche de Central Park par ses supérieurs, qui y emmènent leurs maîtresses respectives. Par conséquent, Baxter est obligé plusieurs fois par semaine de rentrer tard, quitte à attraper un rhume en faisant les cent pas en bas de chez lui, jusqu’à ce que ses sous-locataires aient fini avec leurs ébats amoureux. Son espoir d’une promotion en échange de ces bons et loyaux services rendus depuis plus d’un an semble enfin être exaucé, lorsqu’il est convoqué au bureau de son patron, Jeff Sheldrake.

© 1960 Jack Harris / The Mirisch Corporation / Metro-Goldwyn-Mayer / Park Circus France / Les Acacias Tous droits réservés

Autant un film de son temps qu’un chef-d’œuvre intemporel, La Garçonnière n’a rien perdu de sa superbe, peut-être justement en raison de la précision avec laquelle il analyse les travers de son époque. Ces derniers n’ont guère évolué avec le temps. Les réseaux sociaux en particulier et l’addiction au monde virtuel en général ont tout simplement remplacé cette autre forme d’anonymat de la population invisible dont souffre le protagoniste à l’ambition maladroite. Son plan de carrière n’a effectivement rien d’ingénieux, puisque la bonne volonté de ces dons Juans de pacotille peut se retourner contre lui, dès que son emploi du temps surchargé de pourvoyeur indirect de plaisirs sexuels montre ses limites. A ce titre, il est à peine plus qu’un rouage modeste dans la grande imposture de la fidélité conjugale à l’américaine, purement puritaine en façade et bien plus salace à l’abri des regards.

La pourriture morale qui est autant celle de ses hôtes que la sienne, C.C. Baxter semble s’en être accommodé depuis un certain temps. Ainsi, il ne se confie à strictement personne au sujet de sa situation contraignante de logement squatté sans arrêt. Et quand son double jeu est enfin dévoilé, c’est par simple déduction que Mademoiselle Kubelik se rend compte du sacrifice que son admirateur caché subit, semaine après semaine, au vu d’une récompense aussi hypothétique qu’une promotion au fond nullement méritée. Auprès de ses voisins, Baxter maintient le subterfuge de la duplicité qui lui vaut tour à tour l’admiration incrédule du docteur Dreyfuss et le dédain de la gente féminine, très circonspecte face à tant de galipettes dans ce nid de célibataire constamment mal fréquenté.

© 1960 Jack Harris / The Mirisch Corporation / Metro-Goldwyn-Mayer / Park Circus France / Les Acacias Tous droits réservés

Pourtant, cette dissection sublime de l’hypocrisie à l’américaine ne s’arrête pas au sort peu enviable de son protagoniste. Car si Baxter est le premier à souffrir de cette situation intenable, il rejoint sans broncher la longue file d’individus dépossédés de toute volonté, au nom d’un modèle économique et social corrompu jusqu’à l’os. Et si c’était la perte irrémédiable du savoir-vivre en tant qu’êtres humains, au profit de celui, fort douteux, d’entités consommatrices de biens matériels et de sentiments que Billy Wilder passait au crible dans La Garçonnière ? Bien longtemps avant que Sheldrake, cette arrogance faite homme, lisse et intouchable que Fred MacMurray incarne à la perfection, ne fasse l’ultime boulette du pire cadeau de Noël imaginable, les indices se multiplient pour nous dire que beaucoup de choses ne tournent pas rond dans la vie à New York.

La fourmilière de Manhattan y est à peine plus rassurante que celle dans Métropolis de Fritz Lang, en ce que ces employés interchangeables et d’ailleurs très peu développés par le scénario à la densité dramatique impressionnante y végètent plus qu’ils ne vivent, au rythme d’une monotonie professionnelle tristement prévisible. Chaque jour, les horaires de travail y sont calibrés pour faire en sorte que les ascenseurs puissent absorber les mouvements verticaux des foules. En fin de journée, ces dernières s’en déversent pour mieux s’endormir, seul ou accompagné, devant la télévision avec un repas préparé à la hâte au four micro-ondes devant elles. Le Meilleur des mondes de demain, en effet !

Avec cette ironie amèrement prémonitoire que les objectifs collectifs n’ont nullement évolué au cours des soixante années passées. Au contraire, puisque la fraîcheur du propos du seizième long-métrage de Billy Wilder relève précisément d’une clairvoyance exceptionnelle, quant au chemin que la loi du marché sous toutes ses formes nous aura fait prendre depuis trop longtemps déjà.

© 1960 Jack Harris / The Mirisch Corporation / Metro-Goldwyn-Mayer / Park Circus France / Les Acacias Tous droits réservés

Conclusion

Aux côtés de Assurance sur la mort, Boulevard du crépuscule, Le Gouffre aux chimères, Certains l’aiment chaud et Un deux trois, La Garçonnière compte parmi la demi-douzaine de chefs-d’œuvre incontestables que compte l’illustre carrière de Billy Wilder. Cependant, c’est sans doute son film le plus touchant, grâce à sa façon à la fois ferme et compréhensive de démasquer les petits arrangements minables de ses personnages. Pour une fois, Wilder n’y a recours ni à la farce criarde, ni à la fable complètement nihiliste. Car en dessous de toutes ces combines mal intentionnées, une véritable sympathie pour ces perdants – dans un système incapable de produire quoique ce soit d’autre – se fait jour, sans fausse pudeur, ni raillerie désobligeante.

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