La Clepsydre
Pologne, 1973
Titre original : Sanatorium pod Klepsydra
Réalisateur : Wojciech J. Has
Scénario : Wojciech J. Has, d’après une histoire de Bruno Schulz
Acteurs : Jan Nowicki, Tadeusz Kondrat, Irena Orska et Halina Kowalska
Distributeur : Malavida Films
Genre : Fantastique
Durée : 2h04
Date de sortie : 8 janvier 2025 (Reprise)
3,5/5
Parfois, les films les plus envoûtants sont ceux auxquels on ne comprend pas forcément grand-chose. Tel est le cas de La Clepsydre, un objet filmique inclassable, créé en pleine guerre froide de l’autre côté du rideau de fer, en Pologne. Ce cauchemar éveillé – à moins qu’il ne s’agisse d’un drôle de fantasme –, le réalisateur Wojciech J. Has l’orchestre de main de maître. Esthétiquement enivrante, cette descente dans l’esprit du protagoniste, dépêché au chevet de son père mourant, se fait un malin plaisir de perdre son public dans les méandres d’un univers oppressant. Oppressant et claustrophobe, certainement, et en même temps d’une liberté de ton aux limites du délire, comme si les idées les plus aberrantes de Federico Fellini, Terry Gilliam et Franz Kafka s’y étaient donné rendez-vous.
Et pourquoi ne pas pousser la reconnaissance de l’impact narratif et visuel de cette œuvre hautement atypique encore plus loin, en affirmant qu’il y a même quelque chose du jeu vidéo dans ses transitions déroutantes, ainsi que dans cette façon virtuose de faire basculer le personnage principal d’un monde aux contours vagues à l’autre ? En tant que spectateur simultanément incrédule et fasciné face au spectacle qui s’offre à nos yeux, on pense pouvoir en tirer un semblant d’interprétation, au fur et à mesure que les mêmes décors splendides se répètent.
Sauf que, dans ce microcosme pris au piège entre des souvenirs d’enfance et un dispositif fantastique initial qui n’est pas davantage expliqué par la suite, les faux-semblants et les leurres abondent. Malgré la volupté des corps féminins et la richesse des couleurs, La Clepsydre demeure dès lors un film étonnamment discret, voire pudique. A l’image de son héros, qui croit d’abord être l’acteur de l’action, avant de devoir se rendre à l’évidence que, lui aussi, n’est rien d’autre qu’un pion déambulant dans un royaume étrangement désincarné.
Synopsis : Jozef prend le train afin de retrouver son père dans un sanatorium, où ce dernier serait entre la vie et la mort. L’accueil est des plus fantomatiques dans cette vieille bâtisse en pleine décomposition. Le docteur Gotard explique à Jozef que son père Jacob a beau être mort dans son pays, il lui reste encore un certain temps à vivre dans l’hôpital en raison d’un décalage temporaire avec le monde extérieur. Nullement disposé de croire en ce diagnostic farfelu, Jozef se met à explorer le vaste palais lugubre, peuplé d’hommes et de femmes de son propre passé.
Là, c’est net
Un indicateur plutôt fiable de la qualité et peut-être même de l’originalité d’un film, c’est sa capacité à nous laisser entrevoir son interprétation hors des sentiers battus de grandes figures ou formes de récit de la fiction qui l’ont précédé. Pour La Clepsydre, ce constat vaut doublement, au moins.
Car autant le débarquement du train dans un environnement aussi onirique qu’hostile du protagoniste nous fait penser à l’arrivée de l’agent immobilier dans la contrée hantée du comte Dracula – notre visionnage récent du Nosferatu de Robert Eggers y est probablement pour quelque chose –, autant cette faille spatio-temporelle qui sert de point de départ à ces retrouvailles de famille un brin morbides paraît tout droit sortie de la caisse à outils filmique de Christopher Nolan. Contrairement à la narration alambiquée à l’œuvre dans Tenet, la mise en abîme à peu près frontale entre le passé et le présent ne dure pas dans le film de Wojciech J. Has.
A sa place, le réalisateur nous a aménagé un parcours du combattant aux enjeux volontairement flous, au cours duquel Jozef ne tarde pas à perdre tout repère. Là aussi, on pourrait s’aventurer à un rapprochement certes un peu trop facile et évident avec Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, qui avait pris les spectateurs de la fin des années ’70 en otage dans un état de transe pas toujours très sain. En partie, cela est vrai également pour La Clepsydre et ses tableaux successifs, plus dépaysants les uns que les autres. Ainsi que pour la forte sensation d’oppression qu’il dégage, ne serait-ce qu’à travers le motif récurrent des personnages rampant sous le lit. Au détail près que l’étrange prévaut généralement dans ce film sur l’agression pure et dure, par le biais d’une ambiance sonore feutrée que l’on retrouvera chez d’autres cinéastes slaves comme Alexandre Sokourov.
Le labyrinthe de Wojciech
Nulle surprise que vous nous voyez accumuler depuis deux paragraphes des références plus ou moins pertinentes, afin de tenter un classement à vocation rassurante de La Clepsydre dans les cases de notre savoir cinématographique. En vain ! Car la pièce maîtresse de la filmographie du réalisateur polonais, au même titre que l’épique Manuscrit trouvé à Saragosse, se dérobe à toute catégorisation sommaire.
C’est un film qui nous demande de la plus subtile des manières de nous abandonner à lui, de nous engouffrer avec Jozef dans des profondeurs de champ vertigineuses et par ailleurs infiniment plus passionnantes que ce que la mode très variable de la 3D a produit ces quinze dernières années. A condition de lâcher prise et de mettre entre parenthèses pendant deux heures les exigences narratives que l’on peut avoir habituellement envers un film de fiction classique, le degré d’ivresse cinématographique pourrait bien s’avérer exceptionnel.
Toutefois, comme après une beuverie sans penser au lendemain, le réveil à l’issue de la projection de La Clepsydre risque d’être rude, surtout par temps de grisaille hivernale à Paris. Les couleurs chatoyantes et les décors faussement décadents, le voyage malgré tout préservé au fin fond d’un esprit vagabond, la volupté ambiante et le fétichisme pour les oiseaux : tout y concourt à une vision singulière, passablement cauchemardesque du monde.
Néanmoins, même si nos pistes de compréhension et d’interprétation d’un film si foisonnant montrent clairement leurs limites ici, il y a quelque chose de profondément réconfortant et de régulièrement stimulant dans cet univers aux mille tiroirs. Les merveilles de l’imagination du réalisateur peuvent s’y agencer avec une liberté totale. À tel point que cette rupture radicale de tout lien avec la réalité matérielle ou affective de rigueur dans le cinéma polonais des années ’70 avait obligé Wojciech J. Has à attendre une dizaine d’années avant de pouvoir tourner son film suivant !
Conclusion
Restauré en 2023 d’une façon simplement prodigieuse, La Clepsydre appartient à ce groupe exclusif de films qui causent chez nous – pour notre plus grand bien – une perplexité profonde. A quoi rime tout cela ? Nous craignons de ne pas pouvoir vous aider en termes de béquilles explicatives afin d’engoncer ce film hors catégorie dans une case hypothétique, qui ne lui conviendrait pas de toute façon. Il ne reste dès lors que la satisfaction considérable d’avoir vu enfin l’un des chefs-d’œuvre heureusement de moins en moins confidentiel du cinéma européen des années ’70. Un film entièrement à la hauteur de cette décennie à la soif immodérée d’expérimentation filmique, sans doute rarement exprimée avec plus de maestria formelle que dans ce film incontournable de Wojciech J. Has !