Critique : Julieta

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julieta afficheJulieta

Espagne, 2016
Titre original : –
Réalisateur : Pedro Almodóvar
Scénario : Pedro Almodóvar, d’après l’oeuvre de Alice Munro
Acteurs : Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Rossy de Palma
Distribution : Pathé Distribution
Durée : 1h39
Genre : Drame
Date de sortie : 18 mai 2016

Note : 3,5/5

Le film s’ouvre sur un très gros plan, l’image est insondable. Des plis et des creux fluides, couleur vermillon, se déploient et se resserrent. La masse flamboyante hypnose, happe le spectateur tout entier dans l’abstraction d’une image qui ne contiendrait plus que l’essence d’un mouvement. Des frémissements agitent imperceptiblement la surface, comme le vent sur un champ d’herbes folles. Notre regard continue de suivre ce mouvement particulier, presque vacillant. Et cela suffit. Tout le suc de Julieta résiderait dans ce premier plan. Une absence palpable. L’écran s’élargit, et nous comprenons alors qu’il s’agit d’une étoffe épousant les formes d’un buste féminin. En hors-champ, une sonnette retentit. Le cadre devient plus ample. Notre respiration reprend. Julieta se lève et, nous entraînant alors dans le mouvement aérien de sa robe de chambre en satin écarlate, ouvre la porte. À la beauté, à la laideur.

Julieta Adriana Ugarte

 

Peau de Chagrin

Dans une économie de la mise en scène, Pedro Almodóvar signe ici un film singulier, qui va à l’encontre de son exubérance habituelle. Nous évoluons toujours dans un monde constitué de femmes, mais sans le baroque de Talons Aiguilles ou de Femmes au bord de la crise de nerfs. Les inconditionnels du réalisateur espagnol, déçus, devraient plutôt voir ici un exercice de style, élégamment maîtrisé. Si l’humour et la loufoquerie laisse place à un terrain austère et aride, c’est pour mieux s’approcher du personnage de Julieta, femme mortifiée. Et saisir, d’un trait économe, la noirceur des relations. S’inspirant de Fugitives, recueil de nouvelles d’Alice Munro, Almodóvar adopte un style épuré pour dépeindre l’histoire d’une femme meurtrie par les blessures du temps et qui aurait perdu le fil d’Ariane la conduisant à sa fille, évadée de sa vie depuis douze ans.

En effet, la trame qu’emprunte le film est bien celle de la tragédie grecque. Dès le départ, des éléments nous avertissent de cette direction. Opérant d’incessants flash-backs pour mieux revenir au temps présent, le film nous projette pour commencer dans une classe de lettres classiques où Julieta, alors jeune professeure, aborde la vie d’Ulysse et évoque l’épisode sur l’île de Calypso. Un aparté qui prévient de l’évidence du destin. Refusant l’éternelle jeunesse offert par la déesse, Ulysse décide de braver la mer dangereuse pour retrouver ses proches. Cette annonce faite, le film se déploie sur l’onde tragique des figures mythiques, pour nous faire comprendre l’irrésistible attirance, consciente ou pas, de Julieta pour un destin malheureux.

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De l’accident et de la fugacité des liens

Une scène magnifique, qui vient se poser comme un songe, est celle du train. Julieta, seule dans un wagon, est dérangée dans sa lecture (cette dernière porte sur la tragédie classique) par un énigmatique et inquiétant homme, qui s’installe en face d’elle. Volontairement ou non, il changera le cours de la vie de la jeune femme puisque celle-ci, incommodée, se dirige vers le wagon bar, pour mieux rencontrer Xoan, l’homme qu’elle aimera. À son arrivée, Julieta s’approche d’une fenêtre, celle du pêcheur galicien, pour observer l’évolution onirique d’un cerf courant près du train, laissant derrière lui des vapeurs de neige. L’image très forte que les deux personnages considèrent depuis l’espace feutré du train, n’est pas sans évoquer l’apparition d’une chèvre dans le brouillard dans l’une des nouvelles du recueil Fugitives. Cette image fantasmagorique est riche de sens, tout autant que celle de l’étrange personnage du wagon, faisant figure annonciatrice de malheurs en devenir. Ce train nocturne avançant vers la Galice, devient le lieu fécond, la genèse d’une vie qui sera celle de Julieta. Une nuit décisive, davantage orchestrée par la fatalité que par les décisions de Julieta. Ce train est appréhendé comme métaphore de la vie, où le passage du temps, l’accident et la fugacité des liens tissés avec les êtres règnent. Ces êtres mêmes qui apparaissent et s’éclipsent de nos vies, parfois, sans un mot. Cette séquence se termine de façon saisissante, par le reflet de Julieta dans la fenêtre de la voiture couchette. L’image d’un fantôme, pris dans l’extase de l’amour, évanescente.

 

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Des choix esthétiques savamment pensés

Des images très visuelles comme dans la séquence du train, le film en regorge. Très souvent même, on se retrouve à penser à des plans hitchcockiens, surgissant de Sueurs Froides ou de Pas de printemps pour Marnie. Quelques temps ont passé depuis cette nuit en transit et Julieta part en direction de la Galice pour rendre visite Xoan, à l’improviste. Il est en mer et Julieta se retrouve avec la gouvernante acariâtre (formidablement interprétée par Rossy de Palma) dans la petite maison du pêcheur. Tandis que la femme lui propose un café, elles s’avancent vers la cuisine. Au fond, la mer remuante apparaît dans l’encadrement de la fenêtre. Cette vision de l’océan déchaîné, dans la maison absente de son propriétaire, fait aussi figure annonciatrice d’un sort funeste à venir. C’est dans ce petit encadrement que se concentre toutes les forces inéluctables du destin. Si de tels plans fixes et d’images visuelles déterminent l’orientation du film, Almodóvar use aussi de couleurs prédominantes et de peintures pour dépeindre les états d’âme de son personnage principal. Parce que ses choix stylistiques penchaient vers une certaine sobriété, il fallait la couleur pour faire parler les silences. Les vêtements que portent les personnages, notamment ceux de Julieta sont savamment étudiés. Et résonne de façon troublante la peinture de Lucian Freud qui apparaît dans les intérieurs d’une Julieta quinquagénaire, les tapisseries obsessionnelles et psychédéliques d’un appartement loué quelques dizaines d’années avant, suite à une douloureuse séparation.

 

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Conclusion

Les coïncidences ne sont pas rares dans Julieta. Rien n’est laissé au hasard. L’ironie du sort est cinglant et agit comme un cercle se refermant à jamais sur ses protagonistes. La malédiction, la vengeance, l’amour, le destin, sont autant de thèmes tragiques qui s’étalent sur l’écran au fur et à mesure que l’histoire se dévoile à nous. Le réalisateur s’attache à faire entendre cette douleur sourde avec habileté et finesse. Drapées dans un tissu dense, les émotions retenues se contractent. On remarquera enfin le jeu formidable des deux actrices, Emma Suárez et Adriana Ugarte, formant à elles deux l’insondable Julieta, laissant s’échapper de ce dernier Almodóvar une essence envoûtante : celle de la tristesse pure. Eurydice à jamais perdue dans les plis d’une peau de chagrin.

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