Ibrahim
France, 2020
Titre original : –
Réalisateur : Samir Guesmi
Scénario : Samir Guesmi, Camille Lugan, Sylvie Verheyde & Rosa Attab
Acteurs : Abdel Bendaher, Samir Guesmi, Rabah Naït Oufella et Luana Bajrami
Distributeur : Le Pacte
Genre : Drame
Durée : 1h19
Date de sortie : 23 juin 2021
3,5/5
Malgré le fait qu’on avait failli l’écraser en vélo un jour du côté de Ménilmontant, nous avons toujours éprouvé une certaine affection pour Samir Guesmi. Depuis près de trente ans, cet acteur trop discret enrichit le cinéma français de ses personnages à la silhouette élancée, au regard un peu hagard et à la voix grave et douce. En dehors de cet aspect superficiellement physique, la présence de Samir Guesmi respire surtout une humanité à fleur de peau. Peu importe si on ne le voit à l’écran que pendant quelques brèves minutes, dans l’un de ces seconds rôles dont il sait si subtilement dépasser la dimension fâcheusement communautaire, ou s’il a exceptionnellement une courbe dramatique plus ample à emprunter, chaque fois ou presque sa participation rend le film plus abordable, voire plus touchant.
Ce qui était déjà vrai à petites doses chez des réalisateurs de renom comme Noémie Lvovsky, Michel Leclerc, Solveig Anspach, Bruno Podalydès, Arnaud Desplechin et Valérie Donzelli, se laisse encore plus amplement vérifier dans son premier long-métrage derrière la caméra. Dans Ibrahim, Samir Guesmi ne s’est certes pas donné le rôle le plus valeureux, bien au contraire. Mais ce père aux abois face à un fils adolescent qui fait essentiellement n’importe quoi, plus par maladresse que par méchanceté, il en dit long sur la vision du réalisateur en termes de cinéma et de la vie en société aujourd’hui – ou plutôt hier – en France. En dépit de la durée assez courte de son premier film, son regard sait s’attarder sur des personnages moralement imparfaits. Il excelle même dans l’aménagement de la place qu’il leur accorde. En premier lieu à Ibrahim lui-même, un ado ordinaire à tous points de vue, à qui l’interprétation tranquillement fulgurante de Abdel Bendaher confère une fragilité affective hors pair.
Synopsis : Vivant seul avec son père Ahmed, qui travaille comme écailler à une brasserie près de l’Opéra Garnier, le jeune Ibrahim rêve de ressembler un jour à son idole, le footballeur Zlatan Ibrahimovic. En attendant, il assiste avec peu d’enthousiasme aux cours du lycée technique. La mauvaise influence de son camarade de classe aîné Achille le poussera même à commettre quelques délits mineurs. Cela suffira pour perturber durablement la relation avec son père, un homme aussi sévère que taciturne.
Pas mieux que les autres
Est-ce qu’on aurait tort de qualifier Ibrahim de drame social ? L’impact de leur condition sociale sur le quotidien du personnage principal et de son père est en effet indéniable. Ils vivent assez chichement, des restes qui tombent en quelque sorte de la table du patron. Seules deux sources de revenu paraissent s’offrir à eux. Pour la génération des parents, ce serait un emploi sans éclat, voire presque en marge de la société à cause des mauvaises odeurs d’huîtres et de poissons qu’il implique. Quant à la progéniture, les pistes multiples d’activités criminelles que Ibrahim suit avec un entêtement désespérant conduisent toutes dans l’impasse de quelques pitoyables euros récoltés en échange d’un glissement irréversible vers la misère morale.
Car c’est dans l’équilibre hautement délicat entre la mise en garde légèrement moralisatrice et l’empathie sans bornes pour des personnages qui – pour le dire grossièrement – ont tout faux selon les critères de réussite de notre société formatée, que le film trouve son centre de force et de courage. Ainsi, au fur et à mesure que les scrupules de Ibrahim deviennent insurmontables, le capital moral du récit atteint des niveaux insoupçonnés. Dorénavant, ce n’est plus le retour dans le droit chemin de ce jeune en quête de repères qui est en jeu, puisque, pratiquement jusqu’à la fin du film, par ailleurs d’une tendresse incroyable, il persévère sans broncher dans ses coups foireux du désespoir. Non, tout ce qu’il fait, toutes ces combines condamnées d’avance à l’échec, cet adolescent paumé de façon irrécupérable les met en œuvre, afin de raccommoder au moins un tout petit peu les liens éprouvés avec son père.
Enlève ta chapka, si tu veux devenir un homme
Mais devenir comme lui, avec ses dents en très mauvais état et ses handicaps sociaux divers et variés, est-ce vraiment une option ? En même temps, les autres personnages adultes ne font certainement pas non plus figure d’exemple à suivre. Face à la droiture sans joie du père, le pauvre Ibrahim n’a pas vraiment l’embarras du choix d’un substitut maternel entre des femmes réduites à leur simple fonction autoritaire, sous les traits de Marilyne Canto en prof de comptabilité d’un côté et Florence Loiret Caille en surveillante de magasin dépourvue d’états d’âme de l’autre. Chez les hommes, le constat est mille fois pire, parmi ces manifestations ambulantes d’une tentation machiavélique que sont Rabah Naït Oufella dans le rôle de l’ami proche ayant d’ores et déjà pris congé de son innocence enfantine et Philippe Rebbot, le maître des petits jeux à billets de cinquante euros au minimum.
Heureusement, Rufus est là pour sauver in extremis la mise, par le biais d’une petite apparition à la fin du film, en guise de rappel d’un savoir-vivre élémentaire ! Or, à la limite, vivre, le personnage principal sait le faire pertinemment tout au long de l’heure et quart que dure Ibrahim. A condition que l’on considère comme critère principal d’une vie réussie l’attention qu’on prête aux autres, le regard porté sur ses proches dans un souci permanent de leur faciliter tant soit peu l’existence. Alors oui, contrairement à la mise en scène de Samir Guesmi, le jeune protagoniste ne semble pas savoir où il veut en venir la plupart du temps. Ce qui constitue au demeurant la nature intrinsèque de l’adolescence. Grâce à l’interprétation tout en finesse de Abdel Bendaher, le personnage atteint des sommets de candeur, tout en restant profondément touchant au fil de ses erreurs de jugement.
Conclusion
Il aura fallu du temps à Samir Guesmi avant de passer à la réalisation ! Tant mieux alors que son premier film, le très beau Ibrahim, correspond en tous points à l’image qu’on se fait de l’acteur, devenu désormais un réalisateur brillant. C’est-à-dire celle d’un homme simple et juste, qui n’a guère besoin de toutes sortes de subterfuges formels, afin de transmettre le propos en faveur de la tolérance et de l’amour filial à l’état pur dont son premier film pourrait légitimement s’enorgueillir. De surcroît, le réalisateur débutant a su trouver en Abdel Bendaher un jeune acteur tout à fait à la hauteur des dilemmes en apparence inextricables que son personnage doit affronter par sa propre faute.