Critique : Edgar Morin, chronique d’un regard

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Edgar Morin, chronique d’un regard

Pays : France
Réalisation et scénario : Céline Gailleurd et Olivier Bohler
Acteurs : Edgar Morin, Mathieu Amalric
Durée : 1h21
Genre : Documentaire de création
Année : 2014

4/5

En salle le 29 avril et projeté hier encore à l’Entrepôt, le documentaire Edgar Morin, chronique d’un regard réalisé par Céline Gailleurd et Olivier Bohler se trouve sur tous les fronts. Après de nombreuses projections, rencontres et débats, c’est sa sortie DVD qui fait encore parler de lui cette semaine. Penchons nous sur les raisons de (re)découvrir ce documentaire enthousiasmant.

Synopsis : Dans un café, Mathieu Amalric se plonge dans les livres d’Edgar Morin : Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, Les Stars, L’Esprit du temps… Sa voix nous emporte, le voyage débute. Les façades de Paris s’animent d’immenses projections de films en noir et blanc : trains lancés à toute vapeur, héroïnes éthérées des années 20, baisers romantiques. Dès l’adolescence, au début des années 30, le cinéma, autant que la littérature, a façonné la vie d’Edgar Morin. De Paris à Berlin, dans un parcours qui traverse paysages urbains, musées et salles de conférences, il va retracer pour nous son itinéraire de cinéphile, de penseur de cinéma et de cinéaste. 

 « Un paquet de reflets et de doubles »

« Ce qui aurait été formidable, c’est d’avoir des murs qui auraient été des projections. On aurait été au milieu d’un montage de films dans l’espace. »

Ce rêve lancé par Henri Langlois dans l’antre de son musée du cinéma fait écho à la grotte mentale d’Edgar Morin. L’image d’archive recueillant la parole du créateur de la Cinémathèque qui apparaît dans Le désordre exposé, documentaire de Céline Gailleurd et Olivier Bohler sur Jean-Luc Godard, évoque la figure du cinéphile anthropologue entouré d’écrans et de miroirs au Deutsche Kinemathek (Musée du Film et de la Télévision de Berlin) dans leur dernier film, Chronique d’un regard. Aucun étonnement à cela : on pense bien à Jean-Luc Godard, en particulier à son Histoire(s) du cinéma, en découvrant ce documentaire. Surimpressions, voix-off, apparitions cinématographiques fantomatiques prises dans un montage éclaté -autant d’éléments semblables pour représenter la pensée, traversées sans cesse par des associations d’idées, des images folles et fugaces qui s’entremêlent, s’annulent, s’enrichissent et laissent une place au spectateur. Actif, il se glisse subrepticement entre les plans, participe à la construction du film et s’engouffre dans la pensée exposée d’Edgar Morin dont le film épouse les ramifications. Le documentaire lui emprunte ses théories et leur donne forme. Si la voix de Mathieu Amalric nous révèle des bribes de l’ouvrage Le cinéma ou l’homme imaginaire – essai d’anthropologie (1956), les expérimentations formelles du film nous laissent entrapercevoir les méandres de la réflexion de Morin. C’est ce qui accorde à Chronique d’un regard toute sa beauté et à ses réalisateur un statut de cinéastes, pensant le cinéma, livrant une réflexion sur ce matériau, délivrant un véritable objet esthétique et théorique.
Lorsque Morin écrit que le cinéma «  a su faire valoir le charme du miroir » (Le cinéma ou l’Homme imaginaire), le mot charme est à entendre au sens fort, celui attaché à la magie, qui relève du double inquiétant et le révèle – thématique au coeur de sa réflexion. Si les réalisateurs ont su capter l’aspect cinégénique de la Deutsche Kinemathek évoquée plus haut tout en donnant à voir la pensée de leur sujet, ils sont aussi parvenus à faire jaillir son propre double. Double(s) qui surgissent aussi dans un jeu de reflets sur les vitrines du Quai Branly où la silhouette et le visage du sociologue viennent se démultiplier, se déployer et se superposer aux masques conservés, doubles eux-même, du moins réceptacles ou passerelles.
On nous livre ici « un paquet de reflets et de doubles » (Essai sur les avatars de la personne du possédé, du magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe), pour reprendre la formule de Jean Rouch qui s’impose ici à nous. Lui aussi s’est penché sur la question du double au cinéma, mais dans un cadre ethnographique. Cette thématique résonne effectivement avec les rituels des Songhay-Zarma qu’il a longuement étudiés. La notion du double qui désigne à la fois l’ombre et le reflet rejoint étroitement les démonstrations de Morin. Possédés, magiciens ou sorciers, tous sont confrontés au double ;  le double du dieu prend la place du double du possédé, le magicien envoie son double chez les génies et les puissances divines pour aider les hommes et le sorcier dirige en rêve son double la nuit pour chasser et manger les doubles des autres. Quant à l’ethnologue-cinéaste qui entre en « ciné-transe », se métamorphosant comme les danseurs au cours de la prise de vue, il se dit lui aussi tour à tour « preneur et donneur de doubles, mangeur puis montreur de reflets« .
Evoquer Jean Rouch n’est bien entendu pas un hasard puisqu’il a été le partenaire d’Edgar Morin lors de la réalisation de Chronique d’un été (1961). Le double se fait triple face à ce film de lui avec lui qui prend place dans un film sur lui. La mise en abyme est vertigineuse, à l’image de ces jeux de miroirs où une silhouette se répète à l’infini.

Une mémoire en marche

Ce portrait d’Edgar Morin exhume pour nous une pépite : des rushes inédits de cette expérience spontanée, audacieuse et nouvelle livrée par les deux hommes. Le documentaire se fait alors document, archive, trace. Tout comme il use de traces du passé telle qu’une photographie du Edgar enfant, présence d’un double étranger, presque inconnu, cet autre rimbaldien, qui échappe et fait appel à des souvenirs vacillants. Car il s’agit bien sûr ici d’un homme qui pense mais aussi d’un homme qui se souvient. Le film incarne une mémoire.

« J’écoute sa mémoire se mettre en marche, s’appréhender des formes creuses qu’elle juxtapose les unes aux autres comme dans un jeu aux règles perdues. » (Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein)

La mémoire implique un mouvement, une démarche, une traversée qui se déploie en fines nervures. Céline Gailleurd et Olivier Bohler l’ont bien compris, filmant Edgar Morin sans arrêt en marche, nous entraînant dans ses pérégrinations urbaines et temporelles, avançant pas à pas au gré d’une déambulation citadine dans un dédale où s’ajoutent et se mêlent divers stratifications temporelles. Les projections mentales, souvenirs flous, fragments filmiques sortis des salles obscures d’un autre temps, presque mirages oniriques, rejoignent la ville contemporaine et viennent se mouvoir sur ses murs.

Ce mouvement du corps et de la pensée en action, celle qui se souvient, donne naissance à une reconstitution d’éclats, à un rassemblement de parcelles. Cette mise en image du processus de la mémoire donne lieu à d’autres expérimentations formelles, à un bricolage cinématographique qui révèle aussi la fabrique du film, modelant et morcelant l’espace mental et temporel ainsi que la matière cinématographique.

Les réalisateurs recueillent et représentent avec de grands yeux admiratifs et émus la trajectoire lumineuse d’Edgar Morin, une pensée et une mémoire qui se déroulent, défilent sur l’écran et les emportent. Le ponte les inspire sans les happer et les laisse s’émanciper pour affirmer leur pâte et leur pensée et pour atteindre une rêverie émouvante, une grâce frêle, libre et sans apprêts qui nous enchante.

 

Résumé

A travers le portrait d’Edgar Morin, Céline Gailleurd et Olivier Bohler nous livrent un objet artistique beau et pensant. Tous les trois secouent doucement en nous les premières sensations de spectateurs émerveillés et parent le cinéma d’une aura magique trop vite oubliée. Cinéphages ou cinéphiles, vous retrouverez vos élans et vos appétits plus vivaces que jamais! 
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