Dark Waters
États-Unis, 2019
Titre original : Dark Waters
Réalisateur : Todd Haynes
Scénario : Mario Correa & Matthew Michael Carnahan, d’après un article de Nathaniel Rich
Acteurs : Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Tim Robbins, Bill Camp
Distributeur : Le Pacte
Genre : Thriller judiciaire
Durée : 2h07
Date de sortie : 26 février 2020
3/5
Noble. Todd Haynes fait partie de cette communauté hélas peu nombreuse de réalisateurs nobles, dont chaque film se positionne plus ou moins explicitement en faveur d’une cause. La qualité supérieure de sa filmographie ne repose par contre pas sur un engagement tendancieux, ni sur une dénonciation des défauts manifestes de la société américaine, qui serait ouverte à toutes sortes de dispositifs manipulateurs. Elle agit davantage en sourdine, par voie d’un vocabulaire formel soigné, parfois jusqu’à l’excès comme dans ses plus belles tragédies Loin du paradis et Carol. Haynes est un réalisateur qui comprend intimement l’âme américaine avec toutes ses imperfections, mais qui préfère y creuser en profondeur afin de trouver son côté exemplaire, malgré et contre tout, plutôt que de s’adonner à la facilité du cynisme narquois. C’est également un excellent observateur des accès de gangrène qui attaquent presque constamment le corps social, moral, voire environnemental des États-Unis.
Si son premier long-métrage au début des années 1990 s’appelle Poison, ce n’est certainement pas un hasard, ni le thème de son premier film à vocation moins marginale, sorti il y a un quart de siècle, Safe ou l’hystérie pas si imaginaire d’une femme au foyer qui voit le mal chimique partout, interprétée de façon magistrale par Julianne Moore. Son ambition de travailler à la fois au sein du système du cinéma américain vaguement indépendant et d’aborder en même temps de front des sujets qui fâchent atteint toutefois ses limites dans Dark Waters, le récit partisan du combat valeureux d’un avocat jusque là acquis à la cause des grands groupes industriels, qui bataillera pendant des années pour défendre les droits de simples fermiers près d’un site d’enfouissement de déchets toxiques. Rien de très original à tout cela. La mise en scène subtile de Todd Haynes s’emploie ainsi au mieux à démontrer l’effet d’usure que cette guerre à armes inégales entre David et Goliath a sur le personnage principal, incarné avec une solide conviction par Mark Ruffalo.
Synopsis : En 1998, Robert Bilott, un avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques et promis à un brillant avenir, est sollicité par le fermier Wilbur Tennant, une vague connaissance de sa grand-mère. Dans l’exploitation de Tennant en Virginie-Occidentale, de nombreuses vaches sont mortes dans des circonstances suspectes. L’agriculteur pense que le site à proximité de l’entreprise Dupont pourrait être la cause de cette surmortalité qui met en danger son existence. Bilott arrive à convaincre son patron Tom Terp d’attaquer pour la forme ce représentant de la puissante industrie chimique pour tirer les choses au clair. Mais au fur et à mesure qu’il se plonge dans les innombrables documents que Dupont a mis à sa disposition pour étouffer l’affaire, l’avocat se rend compte que le scandale pourrait avoir des répercussions beaucoup plus graves.
Je ne renoncerai pas
Des histoires comme celle-ci, vous en avez certainement déjà vu des dizaines. Leur mode opératoire est souvent identique, à savoir l’accompagnement édifiant d’un lanceur d’alerte qui ose défier au risque de sa vie des hommes puissants, se partageant sans scrupules les profits accumulés sur le dos d’une population exploitée sans vergogne. La répartition des valeurs y est faite d’emblée sans l’ombre d’un doute, dans la longue lignée d’un manichéisme qui cherche à se justifier par la cause qu’il a l’air de défendre. Dans le cas de Dark Waters, cela se traduit par le dédain que manifestent les dirigeants de l’entreprise tirée devant les tribunaux, opposé sans grande surprise à tous les sacrifices que le pauvre avocat et sa famille – sous les traits de Anne Hathaway qui s’acquitte plutôt honorablement du rôle ingrat de l’épouse docile – devront concéder pour mener à bout leur croisade contre l’empoisonnement systématique de toute une ville. Il y a bien sûr les fidèles acolytes du côté sombre de l’échiquier avec un Victor Garber qui n’a guère le temps de se façonner un personnage réellement machiavélique avant de disparaître de l’écran et son pendant lumineux avec Tim Robbins, plus que jamais engagé dans les films et les causes qui lui tiennent à cœur. Ces deux-là s’en sortent toujours mieux que Bill Pullman et la revenante Mare Winningham, essentiellement réduits à faire de la figuration ici.
Toxic Goldmine
Et pourtant, au fil du déroulement prévisible d’une intrigue assez avare en surprises, Todd Haynes réussit à aménager au moins un semblant de doute. Pas le doute sur le bien-fondé de l’entêtement de Rob Bilott, qui retourne sa veste de manière un peu trop expéditive, au rythme de révélations amenées sur un mode narratif tout de même peu fin. Non, il s’agirait plus d’une sensation d’impuissance, certes inhérente au propos même du film, mais conjuguée au delà du déséquilibre évident des forces employées. Car la résistance à l’issue victorieuse de cette sinistre affaire se met en place également du côté de ses bénéficiaires potentiels, ces hommes et ces femmes dont la vie tourne au ralenti, en sursis en fonction de leur état de fragilité médicale et de la lenteur de l’appareil judiciaire américain. A ces laissés-pour-compte d’un pays, qui a de sérieux soucis à se faire sur ses priorités économiques et financières – car combien pèsent réellement dans le bilan quelques millions de dollars de dédommagement face à des bénéfices annuels à dix chiffres ? – , le huitième long-métrage de Todd Haynes érige un monument cinématographique pas complètement exsangue dans le dépassement des clivages éculés du drame social à l’américaine. Ainsi, aussi valeureux le combat du protagoniste soit-il, la vie continue tout de même en parallèle : avec ses autres maladies et coups durs, mais aussi à travers une normalité du quotidien que le ton du film respecte, en dépit de son matériel publicitaire qui voudrait en faire un film à charge beaucoup plus extrême dans son discours qu’il ne l’est en fin de compte.
Conclusion
Dans la filmographie de Todd Haynes, il y a des coups de maître incontestés. Et puis, il y a des films à la facture honnête, qui nous laissent toutefois un peu perplexes quant à leur aspect presque alimentaire. Dark Waters figure clairement parmi ces derniers. C’est un film solide, qui ne se permettrait jamais de refléter trivialement le combat de la vie d’un homme, engagé corps et âme dans un procès au (très) long cours. En même temps, il n’y a pas grand-chose à y signaler non plus en termes de bravoure formelle, capable de dépasser les codes fort restrictifs d’un genre aussi cadenassé que le thriller judiciaire.