Première incursion dans le monde de l’animation et premier contact avec ce mode de fonctionnement assez particulier des forums de co-production : notre première journée au Cartoon Movie 2020 à Bordeaux était certainement riche en découvertes. Et même si l’on ne sait plus trop bien combien de ces longs-métrages d’animation à divers stades de leur long processus de production se réclament de Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki, même si l’on ne compte plus les entrées et les sorties des amphithéâtres du Palais des Congrès en banlieue bordelaise et même si notre ventre ne s’est toujours pas tout à fait remis du festin culinaire auquel on n’a pas pu résister lors du dîner de bienvenue – quarante euros à dépenser dans un food court, la tentation était vraiment trop grande ! – , on sort au moins aussi inspiré que lessivé de notre première journée de marathon en termes de speed dating en quête de financements. Avec surtout l’immense soulagement en arrière-pensée de ne pas devoir porter la lourde responsabilité d’investir nos propres sous dans cette bonne vingtaine de projets présentés, mais de pouvoir au contraire profiter pleinement de notre rôle de simple spectateur privilégié, à qui les cartons roses d’évaluation donnés systématiquement à chaque entrée de séance ont servi au mieux à prendre des notes. Beaucoup de notes !
En effet, on n’a pas tellement pris l’habitude d’enchaîner les films à une telle vitesse endiablée, lors de nos séjours précédents en festival. Deux, voire trois longs-métrages par jour au maximum que l’on critique tranquillement jusqu’au beau milieu de la nuit, avant de reprendre dès le lendemain ce cycle de consommation cinématographique plus ou moins accrue : voilà le rythme de travail avec lequel on s’était accommodé au fil de notre expérience constamment croissante en festival. Bien évidemment, ce mode d’emploi était complètement inadapté pour le Cartoon Movie, où les films se dévoilent pour la plupart à leur stade embryonnaire, dans l’espoir que leurs jeunes parents réussissent à agrandir la famille de généreux donateurs sous forme de partenaires économiques. Un peu à la manière d’un festival de courts-métrages – en tout cas on l’imagine ainsi, puisque nous sommes aussi peu spécialisés en courts qu’en animation – , il est donc demandé au spectateur de s’immerger à intervalles très rapprochés dans des univers qui n’existent alors qu’à l’état d’ébauche. En plus, il faut presque toujours y faire preuve d’imagination, les histoires contées verbalement étant au mieux illustrées par des extraits en voie de finition technique. Enfin, si l’on peut croire les retours de nos chers confrères qui fréquentent le milieu de l’animation européenne depuis un certain temps, bon nombre de ces idées annoncées avec une ingéniosité variable, en fonction des talents d’animateur de leurs producteurs, ne verront peut-être jamais la lumière du projecteur de salle de cinéma.
Trêve de préambule interminable, qu’est-ce qu’on a concrètement pu voir au cours de près de neuf heures de pitchs, entrecoupées d’un déjeuner aussi copieux et délicieux que le repas de la veille, et quel enseignement en tirer ? Tout d’abord que l’industrie du cinéma subit de plein fouet les circonstances géopolitiques. A savoir que la crise sanitaire autour du coronavirus n’était pas seulement la source de boutades de la part des producteurs idéalistes à une fréquence de moins en moins tolérable, mais qu’elle a eu un impact réel sur le fonctionnement du festival, avec a priori quelques annulations de dernière minute, y compris celle de l’équipe du producteur italien Mad Entertainment autour du réalisateur Alessandro Rak qui a dû recourir à une présentation vidéo préenregistrée. Notre reconnaissance est alors d’autant plus grande envers les organisateurs d’avoir maintenu la manifestation, alors que des événements d’une taille à peu près comparable sont annulés en ce moment à travers l’Europe !
Puis, qu’il ne suffit pas d’avoir un projet superbe, si on ne sait pas le vendre. L’utilisation du temps alloué à chaque production à venir, de dix minutes pour celles qui ne sont pour l’instant que de vagues concepts à une petite demi-heure pour celles déjà plus perfectionnées, variait en fait grandement en fonction du mode de présentation choisi. Après avoir été quelque peu impressionné d’avoir une légende du cinéma espagnol comme le réalisateur Fernando Trueba passer en premier, pour un film qui risque de transposer l’histoire de Chico & Rita dans le monde de la Bossa Nova sur fond de récit à trois niveaux temporaires, on a vite dû se rendre à l’évidence que le fait d’avoir du talent graphique et celui d’avoir l’âme commerciale n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Ainsi, il a fallu attendre le sixième pitch pour voir enfin quelqu’un, en l’occurrence la réalisatrice danoise Mette Tange, animer librement son texte, sans notes, ni petites blagues préméditées. Et même faire preuve d’encore plus de patience avant d’entendre la réalisatrice espagnole Maria Trenor pousser la chansonnette pour son film. Entre-temps et après, on a été le témoin de plus de moments de gêne bienveillante de la part d’artistes, sans doute plus familiers d’œuvrer dans l’ombre que d’exposer leur travail dans un cadre si « épique », dixit le réalisateur débutant italien Santi Minasi, que de numéros franchement divertissants, capables de nous enthousiasmer pour des trames qui ne se distinguaient pas toujours par leur originalité …
Après la forme de la présentation, notre constat quant au fond n’est pas nécessairement plus favorable. On s’explique. Bien qu’on comprenne l’impératif de séduire et de rassurer simultanément l’investisseur avec des formules qu’il connaît – la fameuse omniprésence de Princesse Mononoké citée plus haut – , c’est surtout du côté du contenu qu’on est toujours en attente d’un réel travail de conviction. Malgré une certaine légitimité dérivée de leur matériel d’origine littéraire, la plupart des films nous ont donné l’impression de se référer à un catalogue d’idées assez restreint. Entre le dur éveil à l’adolescence, la fin du monde vécue avec plus ou moins de sérénité et le recours quasiment systématique au fantastique, teinté de légendes ancestrales dans l’air du temps d’une prise de conscience environnementale, le spectre d’ingrédients du cinéma d’animation contemporain en Europe ne brille pas tellement par sa diversité, ni par son ingéniosité. Autant qu’on peut le supposer à partir d’un échantillon aussi réduit, bien entendu ! Ajoutez à cela une galerie de personnages phares, qui oscille plutôt mollement entre Calamity Jane, Robinson Crusoé et Monsieur Hulot, et vous avez un aperçu assez précis de la frilosité de la profession en termes de courage visionnaire.
Sauf qu’il faut bien sûr du courage, pour se lancer à la fois sur la scène des amphithéâtres du Cartoon Movie et plus globalement dans le secteur assez précaire de l’animation indépendante. Les sommes requises pour la réalisation de la majorité des projets sont en effet importantes, avec un budget moyen évalué autour de six millions d’euros parmi les films présentés ce jour. Certains en nécessitent plus, jusqu’au double pour des productions à la valeur commerciale sans doute un peu surévaluée, certains se font presque pour des clopinettes de moins de deux millions d’euros. Or, ils ont tous en commun d’avoir cruellement besoin du soutien financier qu’un format de rencontres professionnelles comme ce festival-ci peut fournir. A l’exception notable, on dirait, des troisièmes aventures de l’Indiana Jones espagnol Tad Jones, dont le fier réalisateur Enrique Gato semblait principalement préoccupé à nous en mettre plein les yeux avec ses succès passés, qui se chiffraient par dizaines de millions d’euros au box-office international. Quelle douce ironie du sort, que c’était la présentation de ce petit géant de l’animation, soutenu activement par la Paramount hollywoodienne, qui devait se battre contre le plus de failles techniques.
Enfin, pour contrebalancer la fausse impression que le cinéma d’animation européen se dirige dans une impasse, que vous pourriez tirer de notre chronique – si tant est que vous l’avez lue jusque là – , il y a tout de même eu quelques merveilleuses pépites filmiques à déguster au fil de ce premier jour sur deux de la 22ème édition du Cartoon Movie. A commencer par The Island, le nouveau long-métrage de la réalisatrice roumaine Anca Damian par laquelle certains de nos confrères jurent fanatiquement. Et on les comprend désormais, puisque l’exubérance du style visuel et du propos aperçue au cours des brefs extraits montrés ce matin nous a agréablement rappelé le génie de Alejandro Jodorowsky. Comme quoi, tout le monde a besoin de ses repères filmiques d’appréciation ! Puis, l’enchantement a été renouvelé par les séquences présentées sous forme d’avant-première de La Traversée de Florence Miailhe, qu’il ne faudra heureusement plus attendre que quelques mois avant de pouvoir le découvrir en intégralité. Rien que pour ces deux avant-goûts exquis, le déplacement en Gironde aurait valu la peine. Qu’ils aient été accompagnés d’innombrables idées, bonnes ou mauvaises, mais toujours riches en enseignements sur ce genre peu connu pour notre part de l’animation, a rendu notre première journée d’immersion réellement mémorable !