70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.
Aujourd’hui, J-13. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.
À quelques jours du lancement de sa 70e édition, il semblait plus qu’évident de revenir sur les films LGBT qui ont marqué l’histoire du festival de Cannes. Qu’ils aient remporté des prix ou simplement choqué critiques et festivaliers, tous à leur manière ont permis aux lesbiennes, gays, bis et trans d’être représentés dans « le plus grand festival de cinéma du monde ». Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette représentation remonte à bien plus loin que la Queer Palm, équivalent cannois des Teddy Awards. Tour d’horizon en quelques films-clefs.
Années 1970 : l’incursion d’une thématique
Bien que le cinéma présent à Cannes se soit très tôt intéressé à la sexualité de ses personnages, deux films présentés lors de cette décennie sortent du lot. Il s’agit de Taxi Driver (1976) et Midnight Express (1978). Le premier, Palme d’or réalisée par Martin Scorsese raconte les péripéties de Travis Bickle, un ancien Marine reconverti en chauffeur de taxi. Paranoïaque et ultra sensible, il tente de secourir Iris, une prostituée de douze ans avec qui il a sympathisé. A l’instar de son scénariste Paul Schrader, Taxi Driver transpire le sexe et la transgression. Sans jamais virer dans le purement pornographique, le film de Martin Scorsese regorge de personnages à la sexualité assumée et non-hétérosexuelle. Ces personnages LGBT ne sont jamais mis en avant mais sont bien présents.
A l’inverse, Midnight Express d’Alan Parker ne rechigne pas contre un peu de frontalité. En voulant se faire de l’argent, le touriste américain qu’est « Billy » tente de rentrer chez lui avec deux kilos de haschisch. Pas de bol, une fouille au corps contrecarre ses plans et il atterrit dans une prison turque. Là-bas, il croise la route d’Erich, un autre prisonnier. Entre les séances de yoga, de méditation et les bains, une certaine tension sexuelle se fait sentir entre les deux hommes. Et le climax érotique est atteint lors d’une scène de baiser. Sont-ils homosexuels, bisexuels ou juste en manque d’affection ? Le scénario d’Oliver Stone en le précisera jamais mais l’oeuvre sur laquelle le film se base est plus claire : William « Billy » Hayes a eu des rapports sexuels consentis avec d’autres prisonniers lors de son emprisonnement.
https://youtu.be/IJ5vWG4Zv7w
Années 1990 : sexualité violente pour personnages ambivalents
Film d’ouverture et en compétition pour la Palme d’or lors du Festival de Cannes 1992, Basic Instinct n’a pas manqué de faire beaucoup de bruit. Catherine Tramell, riche romancière, est soupçonnée du meurtre de son amant, Johnny Boz. Assassiné au pic à glace dans des conditions qui ressemblent à celles décrites dans l’un des romans de Catherine, le policier Nick Curran soupçonne naturellement celle-ci. Personnage ouvertement bisexuel, Catherine Tramell n’a pas plu à tout le monde. Car si les scènes de sexe explicite ont été appréciées par les festivaliers à l’époque, des militants pour les droits des personnes LGBT ont été scandalisés. La raison : pour une fois qu’un personnage bisexuel a le rôle principal d’un film à gros budget, il faut que ce soit une sociopathe assoiffée de sexe !
Deux ans plus tard, nouveau coup de tonnerre. Si les films J’ai pas sommeil de Claire Denis et Priscilla, folle du désert de Stephan Elliott ont subtilement mis en scène des personnages LGBT, ce ne fut pas le cas du Pulp Fiction de Quentin Tarantino. Celui-ci reçoit la Palme d’or, certes, mais la violence dont il fait preuve n’a échappé à personne. Si l’usage d’armes à feu, les insultes et les litres de faux sang déversées en ont fait un film culte, la scène de viol homosexuel n’a pas été du goût de tous. En effet, le rapport sexuel entre Zed et Marsellus est certes violent mais surtout présenté comme honteux du fait de la virilité présumée de Marsellus. Drôle pour certains, homophobe pour d’autres, cette séquence continue d’être débattue aujourd’hui encore.
En 1996, c’est le film Crash de David Cronenberg qui marque la Croisette. Prix spécial du jury, Crash suit les aventures de James Ballard, un producteur de films en couple libre et qui nourrit une fascination étrange pour les blessures après qu’il a lui-même été victime d’un accident de voiture. Il a par la suite une liaison avec Vaughan, fétichiste des corps abîmés. L’une des scènes les plus mémorables est sans doute celle où les deux amants échangent des baisers passionnés pendant plus de deux minutes, découvrent le corps de l’autre avec admiration, le tout menant à une violente sodomie. A sa sortie dans les salles françaises, Crash est interdit aux moins de 16 ans.
https://www.youtube.com/watch?v=IJ5vWG4Zv7w&t=34s
Années 2000 : la normalisation des sexualités
Dès 2000, Tabou de Nagisa Oshima participe à la meilleure visibilité de la communauté gay. Pendant 1h40, nous suivons les péripéties de Sozabuo Kano, jeune homme androgyne qui tente d’intégrer une milice de samouraïs. Pensé comme un thriller romantique, le film qui est en compétition pour la Palme d’or traite subtilement de l’homosexualité au 19e siècle et plus globalement du tabou que cela demeure encore dans la société japonaise. Un véritable tour de force bien éloigné de Requiem for a Dream de Darren Aronosfky, présenté la même année, et dans lequel la seule scène de sexe lesbien est filmée d’un point de vue masculin et qui plus est hétérosexuel. Et si cela pourrait être une erreur, cette scène présente dans la dernière partie du film a au moins le mérite de montrer la fascination des hommes hétérosexuels pour les rapports entre femmes comme fondamentalement malsaine.
En 2002, La Chatte à deux têtes de Jacques Nolot, sélectionné pour le prix Un certain regard, traite de l’histoire amoureuse complexe entre une caissière, un projectionniste et un vieil homme dans un cinéma pornographique. La démultiplication des sentiments et la standardisation de l’amour pluriel en font un must see. Et il en va de même pour Elephant, Palme d’or et prix de la mise en scène 2003. Inspiré par la fusillade du lycée Columbine commise par deux adolescents américains, le film de Gus Van Sant a créé la surprise. Lors d’une scène de douche, le réalisateur de Harvey Milk met en scène un rapprochement et un baiser entre Eric et Alex, unique moyen pour ces deux souffre-douleurs de trouver une forme de réconfort quelque part. A l’image de Midnight Express, Elephant n’explique jamais s’ils étaient vraiment attirés l’un par l’autre mais suggère simplement que c’est dans les bras de l’autre que se trouve leur seul rempart contre la tension psychologique qui les anime une fois avec leurs camarades.
Par la suite, en 2006, le Shortbus de John Cameron Mitchell ira également dans ce sens. Centré sur des personnages qui se croisent et sont obsédés par leur propre sexualité et leur quête de jouissance, Shortbus fascine aujourd’hui encore à cause de ses scènes de sexe non simulées. Rapports hétérosexuels, homosexuels, à deux, à trois ou plus, si affinités, Shortbus plaît par sa normalisation pleinement assumée des pratiques sexuelles soft et hard. Un projet qui fait du bien ! L’année suivante, c’est Les Chansons d’amour de Christophe Honoré qui retient notre attention et se retrouve en compétition pour la Palme d’or. Grâce au personnage d’Erwan, le réalisateur des Malheurs de Sophie banalise encore un peu plus l’homosexualité. Erwan se sait homosexuel mais n’a encore jamais eu de véritable relation et échappe ainsi au stéréotype du jeune minet parisien qui enchaîne les histoires. Et si le film n’est pas à la hauteur de nos attentes, il contient une scène à la tendresse folle entre Erwan (Grégoire Leprince-Ringuet) et Ismaël (Louis Garrel).
Pour retrouver autant de tendresse, il faudra attendre l’édition 2009 et I Love You Philip Morris de Glenn Ficarra et John Requa. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, le film raconte l’histoire vraie et rocambolesque de l’escroc Steven Jay Russell (Jim Carrey), passionnément amoureux du naïf Phillip Morris (Ewan McGregor). La même année et dans la même sélection, J’ai tué ma mère intronise le surdoué Xavier Dolan. Colérique et tourmenté, le jeune Hubert tente de composer avec son homosexualité et la haine qu’il voue à sa mère. Un film fort à l’esthétique marquante.
Années 2010 : l’essor des personnages LGBT ?
Lauréat de la première Queer Palm de l’histoire du Festival de Cannes, Kaboom de Gregg Araki met en scène les péripéties de Smith, jeune étudiant toujours accompagné de sa meilleure amie lesbienne, et qui est secrètement amoureux de son éphèbe de colocataire. La même année, Xavier Dolan revient avec lui aussi une histoire centrée sur trois personnages. Les Amours imaginaires raconte ainsi le combat que se livrent Francis et Marie, deux amis de longue date, amoureux du même garçon. Ce dernier, campé par le beau Niels Schneider, est un simple objet de désir comme un autre.
En 2011, La Piel que habito de Pedro Almodovar raconte le changement de sexe d’un personnage à la mystérieuse identité. Prix Vulcain de l’artiste technicien et prix de la jeunesse, le drame espagnol fait du changement de sexe un acte quasi artistique et non une énième mutilation comme cela lui est souvent reproché. L’année suivante, la question transgenre sera brillamment soulevée par le troisième film de Xavier Dolan. Homosexualité, travestissement, transgenre ou transsexualité, Laurence Anyways permet au novice d’y voir plus clair et à la communauté trans de se sentir enfin correctement représentée sur grand écran.
En 2013, la Croisette fait preuve d’une diversité sans précédent en ce qui concerne la représentation des LGBT. Palme d’or historique, La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche traite de l’histoire passionnée et passionnante d’Adèle et Emma. La première croit que le grand amour de sa vie sera un homme jusqu’à ce qu’elle rencontre la seconde, mystérieuse lesbienne aux cheveux bleus. Également en compétition, Ma vie avec Liberace s’intéresse à la relation complexe de Scott Thorson, jeune homme naïf, et du célèbre pianiste de music-hall Liberace. Pendant cinq ans, Scott va tout faire pour Liberace, passant à de multiples reprises sur le billard dans le seul but de satisfaire ses désirs.
Dans la section Un certain regard, le thriller d’Alain Guiraudie L’Inconnu du lac ne passe pas inaperçu puisqu’il remporte la Queer Palm cette année-là. Un été, une plage naturiste fréquentée par des homosexuels et une série de meurtres. Tourné avec seulement 850.000€, le film fait sensation sur la croisette et révèle Pierre Deladonchamps, acteur sur lequel il faut désormais compter. Du côté de la Quinzaine des réalisateurs, impossible de ne pas mentionner Les Garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne puisque le film invente le concept de « coming-out inversé ». Soit lorsqu’un homme que l’on pense homosexuel se révèle être hétérosexuel.
Les éditions suivantes se montrent alors plus sombres, portées par des personnages LGBT en fin de course, voire en fin de vie. Dès 2014, Saint Laurent de Bertrand Bonello et Sils Maria d’Olivier Assayas donnent le la. Amours contrariées ou impossibles, décadence, haine de soi, tout y est. Cette année-là, la seule éclaircie viendra de Pride, lauréat de la Queer Palm qui raconte comment des activistes gay et lesbiens tentent de réunir des fonds pour aider les familles de mineurs britanniques touchés par la grève de 1984. Oeuvre comique, optimiste et excitante, Pride jure avec les deux films cités avant et avec ceux qui vont venir.
Car en 2015, ce sont Carol de Todd Haynes et Valley of Love de Guillaume Nicloux qui étonnent. Le premier raconte l’attirance mutuelle que partagent deux femmes que tout semble opposer, dans le New York des années 1950. Tortueux et profond, Carol est porté par le charisme de ses deux interprètes principales Cate Blanchett et Rooney Mara. De son côté, Valley of Love suit les « retrouvailles » d’un couple séparé, parti à la recherche de leur fils gay qui s’est suicidé quelques mois plus tôt. Absent, ce fils qui a laissé une lettre à ses parents leur permet d’apprendre à le connaître, bien qu’il ne soit plus des leurs.
https://youtu.be/ezZilTUuzIQ
Et après ?
Dans un registre toujours aussi funeste, l’édition 2016 du festival de Cannes aura été marquée par l’adaptation de la pièce de Jean-Luc Lagarce Juste la fin du monde. Grand prix du jury, le sixième film de Xavier Dolan narre le difficile retour dans sa famille de Louis, un écrivain parti douze ans plus tôt et qui doit désormais annoncer à ses proches sa mort future. Huit-clos troublant, cette version 2016 de Juste la fin du monde laisse entendre que Louis est atteint du sida, sans que cela ne soit le cœur du propos. Complètement assumée, son homosexualité devient dès lors un simple trait de sa personnalité et non l’unique moyen de l’identifier. A l’heure où la sélection de la Queer Palm 2017 vient d’être dévoilée, il se pourrait bien que nous ayons enfin atteint un niveau d’écriture des personnages LGBT dont on peut être fier.
Wyzman Rajaona pour Ecran Noir