Cannes 70 : El Sur de Víctor Erice, inachevé à jamais

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2020

70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-49. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

Un des plus beaux films de l’histoire du cinéma en général, et de Cannes en particulier, El Sur (Le Sud, Víctor Erice), est un film inachevé. Il a été présenté en compétition en 1983, à côté d’autres œuvres merveilleuses, telles que L’Argent de Robert Bresson et Nostalghia d’Andreï Tarkovski qui, par ailleurs, allaient recevoir le Grand Prix du cinéma de création ex-aequo, à l’unanimité du jury.

El Sur est un film basé sur le récit homonyme d’Adelaida García Morales, qui raconte la relation entre un père et sa fille, Estrella, dans un petit village au nord de l’Espagne, quelques années après la fin de la guerre civile espagnole. Estrella, adolescente, se réveille un matin en apprenant que son père, Agustín, vient de se suicider.

Mais pourquoi dit-on que c’est un film inachevé ? Víctor Erice répondait à cette question dans un reportage de Televisión Española : « El Sur a eu beaucoup de succès auprès du public et de la critique mais, pour moi, il restera à jamais un film inachevé. On ne s’en rappelle pas toujours quand on en parle mais c’est tellement évident, on ne peut pas le nier ». Le tournage de El Sur commença le 6 décembre 1982 à Ezcaray (La Rioja, Espagne). Le tournage fut soudainement interrompu au bout du 48ème jour, alors que la société de production, dirigée par Elías Querejeta, avait prévu 81 jours de tournage.

Que s’est-il vraiment passé ? La société de production avait avancé comme raison majeure le défaut de gestion du budget de la part du réalisateur. Elle prétendait que celui-ci avait trop tourné et qu’elle ne pouvait plus assumer les coûts de production. José Luis Alcaine, chef opérateur de El Sur, contesta ces propos avec une extrême vigueur, lors d’une interview accordée au journal El Mundo en 2012 : « C’est complètement faux. Il s’agissait d’un problème personnel. Erice et Querejeta ne s’entendaient pas bien, et ce dès le début. Erice en a payé le prix fort car la version officielle disait qu’il avait dépensé beaucoup trop d’argent. Ces déclarations lui ont fait du mal ».

Víctor Erice raconte que lors de la deuxième semaine de tournage, Querejeta se présenta sur le tournage pour annoncer que le financement du film, provenant essentiellement de Televisión Española, venait de se compliquer car le nouveau directeur général de la chaîne ne voulait pas assumer les engagements de son prédécesseur, qu’il venait de remplacer. Lors du 48ème jour de tournage, Querejeta envoya une lettre à Erice : « On peut faire un film très intéressant avec ce que nous avons déjà tourné. Il nous manque juste la partie plus faible du scénario à tourner, ce n’est donc pas grave si nous ne le terminons pas ». Erice accepta de commencer le montage définitif du film et Querejeta s’engagea à faire aboutir le projet tel qu’il était écrit à l’origine, dès que possible.

Víctor Erice et Elías Querejeta réunis pour la Coquille d’or du Festival de San Sebastian, remise à L’Esprit de la Ruche en 1973

Le piège de la sélection cannoise

Le réalisateur, ne voulant soumettre son film à aucun festival de cinéma avant qu’il ne soit complètement terminé, fut surpris de recevoir une invitation de Gilles Jacob pour aller présenter son film au Festival de Cannes. Gilles Jacob serait sorti très ému lors d’une projection du film à Madrid et tenait absolument à que le film soit présent en compétition. Complètement dévasté par cette nouvelle, Erice rédigea une lettre pour annoncer à Jacob qu’il n’assisterait pas au Festival car il considérait que son film était inachevé et ne voulait pas défendre un film qu’il jugeait incomplet.

Cependant, le matin du jour de la projection du film, Pilar Miró, la cinéaste espagnole, alors à la tête de la Direction générale du cinéma, appela Víctor Erice afin de le convaincre de se déplacer. « C’est trop tard », répondit-il. Miró insista : « Va tout de suite à l’aéroport et viens ! ». Lors de la conférence de presse, il ne dit rien sur son désaccord avec son producteur : « Il n’était pas présent et comme il n’était pas présent, je n’avais rien à dire ».

Le bon accueil du public et la critique acheva complètement le rêve d’Erice de finir son projet. Elías Querejeta a toujours utilisé cette bonne réception du film pour défendre sa position et affirmer que le film était très bien comme il était et que « cette histoire d’inachèvement n’intéressait que les intellectuels ».

Víctor Erice reviendra à Cannes quelques années plus tard pour présenter Le Songe de la lumière (El Sol del membrillo, 1992) et remporta le Prix du Jury. En 2010, Erice fit partie du jury qui, sous la présidence de Tim Burton, attribua la Palme d’Or à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Lung Boonmee raluek chat) d’Apichatpong Weerasethakul.

Et si El Sur avait été tourné tel que prévu ?

La version du film qu’on connaît dure 95 minutes et se termine sur le regard d’Estrella qui, en voix off, s’adresse au spectateur : « Enfin, j’allais connaître le Sud ». Cependant, si le film avait été tourné jusqu’au bout, on aurait vraiment vu le Sud. Il s’agissait de la réalisation d’un profond désir d’un homme qui, au cours de sa dernière nuit sur terre, décida de laisser le pendule – l’objet qui les avait tant unis – sous l’oreiller de sa fille comme on coucherait ses dernières volontés sur un morceau de papier.

Voici la dimension morale du récit, selon Erice : Estrella aurait réalisé le voyage que son père n’avait jamais pu faire, accomplissant ainsi son rêve. Peut-être que cela aurait servi à excuser son silence auprès d’elle. Lors de la découverte du Sud, Estrella se serait réconcilié avec la figure de son père. Qu’aurait-elle trouvé là-bas ? Elle aurait trouvé le paysage d’enfance et d’adolescence de son père, ainsi que le fruit de la relation secrète de son père avec une femme du sud : Octavio, le demi-frère d’Estrella. Octavio aurait offert à Estrella le livre Dans les mers du Sud de Robert Louis Stevenson, et Estrella lui aurait offert le pendule, en lui expliquant son fonctionnement, comme son père l’avait fait avec elle dans son enfance. Ainsi le cinéma aurait eu à nouveau ce pouvoir de dépasser la finitude de la vie et, comme dans tous les films d’Erice, de se révéler plus fort qu’elle, la vie ne se «véhiculant» chez lui qu’à travers le pouvoir du cinéma, comme le montre fort bien L’Esprit de la ruche, dans ce rapport entre la petite fille et le film Frankenstein de James Whale, symbole du rapport entre le franquisme et la perte de l’innocence. Le cinéma aurait surmonté cette fin trop abrupte de la relation entre Estrella et son père et aurait réussi à surmonter cet inachèvement pour unir ces deux personnages à jamais.

Je ne peux m’empêcher de reproduire maintenant cet échange entre le critique de cinéma Miguel Marías avec Víctor Erice en 2014 au Festival de Locarno, lors de la remise du Pardo en hommage à l’ensemble de sa carrière :

– Pourquoi as-tu fait aussi peu de films ?

– Cette question me fait penser à Jaime Gil de Biedma, un poète espagnol disparu maintenant, quand il disait qu’il ne voulait pas être poète, mais poème.

Miquel Escudero Diéguez

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