Cannes 70 : chants (et contrechamps) du cygne

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70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Écran Noir, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd’hui, J-34. Retrouvez nos précédents textes du dossier Cannes 70 en cliquant sur ce lien.

Cannes, c’est, nous l’avons déjà écrit dans le cadre de ce dossier le lieu des découvertes mais aussi de la reconnaissance de grands auteurs reconnus, comme le confirment les Palmes d’or tardives dans leur vie et leur carrière de Roman Polanski, Ken Loach, Theo Angelopoulos ou Michael Haneke. On pourrait dire qu’ils l’ont obtenue à l’usure et certains ne s’en sont pas privés, à tort ou à raison. Mais, pour ne citer qu’un exemple, comment résister à la bouleversante Palme du cinéaste polonais, Le Pianiste ? « I wish I knew you better », dernière phrase de Wladyslaw Spillman prononcée à sa sœur avant qu’il ne soit séparé définitivement de sa famille est une des plus belles répliques entendues dans une Palme, la plus intime peut-être prononcée par un réalisateur dans un film – au moins en apparences – non autobiographique. Les quatre grands cinéastes cités ci-dessus ont encore tourné plusieurs films après leur prix, Michael Haneke, 75 ans, étant le seul cette année à tenter à nouveau sa chance avec un long-métrage au titre quasi parfait pour cet article : Happy End. Le nonagénaire Claude Lanzmann sera présent en séance spéciale avec un documentaire (Napalm) mais ne soyons pas désobligeants en citant ces deux personnalités, rien ne laisse présager – en dehors de leur âge avancé – qu’ils ne mèneront pas d’autres projets à terme dans les prochaines années.

Petit tour d’horizon de quelques grands noms du cinéma dont les tout derniers longs-métrages sont passés en sélection officielle, en compétition ou hors-compétition. La retraite anticipée d’un artiste est rarement volontaire et nombreux sont ceux qui rêvent à tourner jusqu’à leur dernier souffle et y parviennent, parfois avec des films qui n’entachent en rien leur carrière prestigieuse.

Pas encore prêt…

En 1993, Akira Kurosawa, le cinéaste qui a grandement participé au rayonnement du Japon à l’international livrait, à 83 ans, une œuvre testamentaire qui renie cette dimension dans son titre mais l’embrasse dans son contenu avec ironie et douleur. Madadayo («pas encore !», sous-entendu «prêt à mourir») est, dans le film éponyme, la réponse rituelle d’un vieux professeur à l’attention de ses anciens élèves réunis 17 années de suite après sa retraite à la question «maadakai» («êtes-vous prêt ?»). Après cinquante années de cinéma, impossible de ne pas le reconnaître dans ce récit sur le temps qui passe et la postérité. Son grand âge et sa réputation lui firent dire non sans malice, alors qu’il était applaudi avant la première projection : «vous me célébrez avant même d’avoir vu mon film parce que vous me reconnaissez comme un maître. Et vous allez voir que vous avez raison». Il décède en 1998 avec plusieurs projets dans sa besace, dont une adaptation d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe (Le Masque de la mort rouge) et après avoir achevé les scénarios de Après la pluie et La Mer regarde qui seront réalisés par d’autres après sa disparition.

En 1960, Jacques Becker, l’un des premiers grands cinéastes français du parlant, disparaît alors qu’il achève le montage de ce qui restera comme son dernier film. Le Trou est l’un de ses chefs d’oeuvre, occupant une belle place à côté de Goupi Mains Rouges, Falbalas, Antoine et Antoinette, Rendez-vous de juillet ou Casque d’or. Dans ce film viril mais surtout humain sans être angélique, un jeune homme bien sous tous rapports se retrouve en prison aux côtés d’hommes bien plus solides que lui. Méfiants d’abord, ils finissent par l’accepter dans leur groupe alors qu’ils préparent une évasion. «Pauvre Gaspard», l’une des plus belles dernières répliques dans un long-métrage, est concise, nette, percutante, indélébile, lorsqu’elle pénètre dans les oreilles de son destinataire qui rentre alors dans un abyme de solitude dont il ne sortira peut-être jamais. Le trou du titre n’est pas tant celui creusé par ces frères de cellule que celui d’une culpabilité sans fin. La Cinémathèque Française rend hommage au cinéaste jusqu’au 29 avril et ce grand film noir, une brillante étude de caractères sans concession, est à ne pas manquer.

Trois légendes

Étrange vision en 1983 lorsque le vénérable Orson Welles, dont le dernier film remonte déjà à quelques années, est invité à remettre un double Grand prix à deux autres grands cinéastes en fin de parcours. Robert Bresson est récompensé pour son dernier film, L’Argent et Andrei Tarkovski pour son avant-dernier, Nostalghia, mais il s’agit de sa dernière présence sur scène, Le Sacrifice en 1986 lui permettant de recevoir un troisième Grand Prix alors qu’il se meurt d’un cancer du poumon dans un hôpital parisien. La Palme revient cette année là à Roland Joffé pour Mission… En 1983, c’est un autre grand nom du cinéma qui recevait la Palme : Shohei Imamura, pour La Ballade de Narayama, qui recevra une deuxième Palme en 1997 pour L’Anguille et quittera la scène en 2001 avec De l’eau tiède sous un pont rouge, un film pourtant d’une grande santé, sensuelle et enlevée, également dévoilée en compétition.

Federico Fellini a obtenu la Palme pour La Dolce Vita en 1960 et le Prix du 40ème anniversaire en 1987 pour Intervista. L’italien s’est rendu très régulièrement sur la Croisette pendant plus de 35 ans, achevant son parcours en 1990 avec La Voce della luna, avec Roberto Benigni (et Sim dans un petit rôle), un film très mal reçu qui déçoit les cinéphiles malgré quelques jolis moments, que l’on peut voir comme l’un des symboles de la fin d’un âge d’or du cinéma italien. Il disparaît en 1993, suivi quelques mois plus tard de sa muse et épouse Giulietta Massina.

Pouvait-on imaginer en 1996 que The Sunchaser serait le dernier film de Michael Cimino, vingt ans son décès l’an dernier ? Après une série de quatre chefs d’oeuvres en douze ans, marqueurs indéniables de l’histoire de son pays, au niveau politique mais surtout cinématographique (Le Canardeur, Voyage au bout de l’enfer, La Porte du paradis, L’Année du dragon), il avait ensuite déçu avec Le Sicilien et La Maison des otages. Son dernier opus, un road-movie dans lequel un cancérologue (Woody Harrelson) est kidnappé par un jeune membre de gang d’origine indienne, n’est pas très bien accueilli dans l’ensemble malgré quelques avis dithyrambiques. Il reviendra brièvement en 2007 pour l’un des sketchs de Chacun son cinéma en 2007. Même questionnement en 2000 avec le taïwanais Edward Yang avec Yi Yi. Son prix de la mise aurait du être le jalon d’une deuxième partie de carrière au premier plan après des années de relative discrétion. En 2007, il décède d’un cancer alors qu’il cherchait à réunir des fonds pour un long-métrage d’animation avec Jackie Chan.

En 1998, 26 ans après sa récompense suprême pour le grand film politique L’Affaire Mattei, Francesco Rosi rend hommage, avec La Trêve, à Primo Levi en adaptant son autobiographie « Si c’est un homme », récit de sa survie à Auschwitz, sur l’indicible douleur des survivants des camps. Le film est jugé trop académique et décrié pour la scène où un officier allemand demande pardon au double de Levi joué par John Turturro, un passage absent du livre. Le réalisateur se justifiait ainsi : «Je l’ai rajouté en hommage au chancelier Willy Brandt, le premier allemand à l’avoir fait. Mais qu’on ne se méprenne pas : ce pardon, Primo Levi ne l’a pas donné, et moi, l’auteur du film, je ne le donne pas non plus».

Vous ne nous verrez plus à Cannes

2012 marque quasiment un double adieu à la scène. Abbas Kiarostami, révélé comme grand cinéaste de l’enfance mais qui ne s’est pas limité à cet âge de la vie, proposait ce qui aurait pu être une parenthèse stylistique avec Like Someone in Love, tourné au Japon. Il avait révélé au monde le cinéma iranien et séduit de nombreux confrères dont Nanni Moretti qui a tourné un court-metrage sur la sortie de Close-up et s’était battu au sein du jury présidé par Isabelle Adjani pour lui faire obtenir une Palme d’or en 1997 pour Le Goût de la Cerise. Akira Kurosawa l’avait adoubé avec enthousiasme : «Quand Satyajit Ray est décédé, j’ai été très déprimé. Mais après avoir vu les films de Kiarostami, j’ai remercié Dieu de nous avoir donné exactement la bonne personne pour prendre sa place». Jean-Luc Godard a dit de lui : «Le cinéma commence avec D.W. Griffith et prend fin avec Abbas Kiarostami». Le Festival 2017 rendra hommage à celui qui fut un pilier de Cannes de 1992 à 2014 (l’année où il fut président du jury de la Cinéfondation) en présentant 24 frames, annoncée comme expérimentale et que l’on croyait inachevée, ce sera donc à vérifier entre le 17 et le 27 mai. Il disparaît le lundi 4 juillet 2016, moins de 48 heures après Michael Cimino. La même année, Alain Resnais venait avec son avant-dernier film, que nous citons ici pour son côté testamentaire, un film «boucle» au titre évocateur, Vous n’avez encore rien vu, comme un lien à travers les âges au «Tu n’as rien vu à Hiroshima» de Hiroshima, mon amour, son premier long.

S’ils ne sont pas inconscients de leur grand âge pour certains des auteurs évoqués, rares seront les réalisateurs à admettre directement la part testamentaire de leur dernière œuvre, se confronter à sa mortalité n’étant pas une chose aisée. Pour certains, la possibilité de la poursuite de leur carrière passe notamment pas l’impossibilité de ne jamais, ou difficilement, admettre cette dimension. Manoel de Oliveira a tourné en 1982 Visite ou Mémoires et Confessions, une œuvre réellement testamentaire, la sortie ne pouvant être que posthume selon ses vœux, alors que sa carrière ne faisait que commencer et s’est achevée trente ans plus tard avec Gebo et l’ombre, dévoilé à Venise alors que la quasi-totalité de ses films ont été montrés sur la Croisette dans les années 90-2000. Clint Eastwood, autre abonné cannois, rêve de tourner à un âge aussi avancé, au-delà de son centième anniversaire.

Nous n’allons tout de même pas mourir pour un festival

Rajoutons à tous ces prestigieux exemples d’autres noms en bref : Leopold Lindtberg, l’un des premiers habitués avec trois sélections entre 1946 et 1953 (Le Village près du ciel, son dernier film, trente ans avant sa mort) et membre du jury en 1955 ; Alfred Hitchcock hors-compétition en 1976 avec Complot de famille ; Yilmaz Guney avec Le Mur en 1983, un an après sa palme pour Yol, la permission ; Sergio Leone hors-compétition avec sa fresque magnifique Il était une fois en Amérique en 1984 ; Shuji Terayama disparu prématurément à 47 ans, présent en 1984 avec Adieu l’arche ; André Delvaux avec L’Œuvre au noir en 1988 (avec l’immense Gian Maria Volonté dans l’un des ses derniers rôles) ; Bernhard Wicki en 1989 avec La Toile d’araignée ; Axel Corti, l’auteur de la magnifique trilogie Welcome in Vienna qui signait son dernier passage cannois avec l’europudding sinistre La Putain du roi (qui sera heureusement suivi de la mini-série pour la télévision La Marche de Radetzky, autrement plus inspirée) ou le sénégalais Ousmane Sembène qui dénonce l’excision avec Moolaadé à Un Certain regard en 2004. Tous, ou presque, sont décédés peu de temps après ce dernier volet de leur parcours.

Enfin, difficile de conclure ce texte d’une immense gaieté sans évoquer la «mort sur scène» de Roberto Rossellini, un cas bien particulier dans l’Histoire du festival, celui de la disparition, une petite semaine après la fin de l’édition 1977, du président d’un jury marqué par une vive polémique. Le jury du réalisateur de Rome, ville ouverte a préféré remettre la palme à Padre, Padrone des frères Taviani alors qu’un autre de leurs compatriotes, Ettore Scola était le favori avec Une Journée particulière. Le président du festival, Robert Favre le Bret, est en colère et le fait savoir et n’assiste pas à la remise des prix, une première et une dernière dans l’Histoire de Cannes !

Dans son ouvrage « La Vie passera comme un rêve », Gilles Jacob rapporte les mots du cinéaste à Favre Le Bret dans la dernière lettre qu’il lui a écrite : «Cher Robert, nous n’allons tout de même pas mourir pour un festival… »

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