Braddock America
France : 2013
Titre original : –
Réalisateur : Jean-Loïc Portron, Gabriella Kessler
Scénario : –
Acteurs : –
Distribution : ZED
Durée : 1h41
Genre : Documentaire
Date de sortie : 12 mars 2014
Note : 3/5
Petit rappel historique : la ville de Braddock fut nommée en mémoire d’un général britannique qui perdit la vie, auprès de ses troupes, lors d’une bataille en 1755 qui opposa les anglais aux Français et à leurs alliés Indiens et vit la victoire de ces derniers. Le bref passage en ses murs d’un jeune Abraham Lincoln enrichit un peu plus la légende originelle de Braddock comme un lieu fondateur du mythe américain, ce dont les témoignages édifiants, touchants et coléreux rendent compte du caractère illusoire.
Synopsis : Au Nord-Est des Etats-Unis, la ville de Braddock, ancien bastion sidérurgique, a aujourd’hui perdu de sa superbe. Pourtant, une communauté ébauche au quotidien une action solidaire pour dessiner l’avenir. Subtilement éclairé par des images d’hier et les voix des habitants de Braddock, survivants d’un passé révolu, unis dans leur volonté d’entreprendre et le désir de vivre ensemble, Braddock America est une allégorie. Le film raconte avec émotion l’histoire d’une ville américaine tout en racontant la nôtre : celle d’un Occident frappé par la désindustrialisation. Pourtant, sous les coups des pelleteuses, l’herbe pousse encore et derrière les façades oxydées, des hommes vivent toujours.
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Braddock, ville fantôme ?
Aujourd’hui, Braddock, comme l’Amérique dans son ensemble, a grandement perdu de sa superbe, de ses certitudes et ressemble désormais plus à l’un de ces villages fantômes du Grand Ouest Américain. Toujours champ de bataille aujourd’hui mais dans un conflit d’un autre ordre, plus indicible, moins flagrant mais non moins mortifère car l’ennemi, quasiment invisible, est difficile à combattre. Cet ancien haut lieu de la sidérurgie et source de fierté pour ses habitants a été victime des excès des actionnaires anonymes d’années en années, de décennies en décennies, le tout aggravé encore par la crise financière de 2008. Avec la faillite de sa principale richesse économique, l’acier, le tissu social local a été mis à mal, un fait aggravé évidemment par la disparition graduelle de toutes les sources d’emplois, jusqu’à l’hôpital local malgré un taux d’occupation bien supérieur à la moyenne nationale. Les pauvres se sont encore appauvri et un large pourcentage de la population, victime d’un chômage grandissant, a fui, abandonnant même leurs maisons sans valeur immobilière et rendues définitivement inhabitables par les quelques indélicats qui les ont vidées de tous les matériaux qui pouvaient être revendus. Le coût impossible de leurs démolitions ( près de 10 000 dollars chacune ) ne permet même pas à cette ville en situation de banqueroute d’en assumer la charge. Comment faire vivre un lieu dont la population est passée de près de 200 000 âmes dans les années 70 à moins de 3000 aujourd’hui ? Comment résister face aux grands groupes anonymes, même lorsque l’on vit aux bords de la rivière Monongahela, lieu où la lutte se fit jusqu’à la mort au XVIIIème siècle ?
L’impression de se promener dans une ville morte est flagrante, avec ces maisons écroulées, sales et vides. Le combat pour la réhabilitation est digne d’un travail de Sisyphe, comme le fait remarquer ce policier à la voix fluette qui se laisse aller à une vraie détresse en montrant sa lassitude, et presque sa crise de panique, face à ce qui ressemble à un puits sans fonds.
Résister autant que possible…
Comment régler ce problème sans budget et sans volonté publique ? Les élus locaux font ce qu’ils peuvent, mais le nerf de la guerre, l’argent, manque cruellement. La situation précaire qui frappe Braddock rappelle la déchéance de Detroit, symbole de la Révolution Industrielle, ex Eden de la voiture (voir à ce sujet l’excellent documentaire Requiem for Detroit ? de Julien Temple ) et d’ailleurs récemment déclaré officiellement sous tutelle. Braddock n’est pas loin de subir le même sort et cherche encore le moyen de se relever, avec notamment la bonne volonté de ces quelques irréductibles qui luttent selon leurs capacités. Les personnes interrogées évoquent ce qu’elles ressentent face à ce combat ô combien inégal, et si certains se sentent impuissants, d’autres persistent encore à croire que leur combat au quotidien est utile. Le simple fait de rester à Braddock est comme un acte de résistance face à la mort programmée de ce qu’ils voient comme un héritage, l’Histoire de leur vi(ll)e. De toute façon, n’ont-ils pas d’autre choix que de continuer, tels les habitants de L’Ile Nue de Kaneto Shindo car que faire d’autre ? Où aller si tout le monde part ? Face au chacun pour soi, certains continuent donc de lutter, sans illusion mais avec encore l’envie d’y croire, contre la dispersion physique et morale de leur communauté. Chacun apporte sa modeste pierre pour maintenir un peu de vie malgré l’aspect si dérisoire de leur lutte. La pudeur des entretiens est la règle, même si l’on voit l’un des intervenants serrer sa tasse de café pour contenir ses larmes. Deux témoignages possèdent une force bien particulière : d’abord celui d’une diplômée en économie qui invoque, dans un diner typique, l’importance de l’entraide entre voisins, surtout pour cette matière précieuse que sont les nouveaux arrivants. C’est grâce à l’amitié et au sens d’appartenance au monde qui vous entoure qu’un avenir est encore possible. Sa crainte que ces notions soient de plus en plus dévalorisées se ressentent malgré, là encore, sa retenue. Connaître ses voisins et tenir les rues propres font partie des solutions pour sauver une ville qui agonise. La rencontre la plus étonnante est celle avec un esprit libre, ce collectionneur dont la maison est encombrée d’objets qui peuvent paraître inutiles mais qui atteignent une fonction éminemment politique. Refusant le destin obligé de son père ou ses proches, il a refusé de ‘ finir ‘ à l’acierie comme les autres. Les objets qu’il accumule représentent alors une forme d’indépendance, de liberté, pour ce qui relève de l’art de ne pas vivre que pour survivre. Cette futilité apparente, la liberté de s’offrir ce que l’on veut s’offrir quand on le veut relève alors de la défense de la liberté individuelle.
Le déclin de l’Empire américain
Les réalisateurs français Jean-Loïc Portron et Gabriella Kessler rendent compte du déclin certain de l’Empire américain à travers cette ville hautement symbolique à travers un équilibre entre ce présent désenchanté qui pourrait devenir le cadre d’une comédie musicale à la Jacques Demy ( ou Lars Von Trier pour les pessimistes ) et un passé plus glorieux avec des images d’archives noir et blanc ou couleur qui montrent le faste évanoui d’une ville. Si le sujet du film est grave, les réalisateurs n’oublient pas de faire du cinéma en soignant leur mise en scène, même si l’on ne peut que regretter ne pouvoir le découvrir qu’en DCP et pas en pellicule. Le travail visuel évoque une certaine majesté du cinéma américain des années 70, par un art du cadre, un montage rigoureux et une réelle élégance de style qui rappelle, malgré le caractère cruel d’une telle remarque, que les villes fantômes restent un ‘ beau paysage ‘ de cinéma toujours cinégéniques, comme le soulignent les prises de vue en voiture avec un art du cadre magique malgré la gravité de ce qu’elles montrent.
Deux vidéos préexistantes incluses dans le montage illustrent deux périodes charnières de l’histoire contemporaine de Braddock. La première date de 1982 et montre des enfants énergiques, insouciants, dans un style qui fait penser à du David Williams (Lillian ; Thirteen). Ils apparaissent alors comme les symboles des derniers moments d’insouciance avant le long déclin. La deuxième est une publicité pour des jeans tournée en 2010, portée par un lyrisme à la Terrence Malick et réalisée par John Hillcoat (The Proposition) sur des images magnifiques du regretté Harris Savides.
La puissance formelle de cette séquence laisse penser que la période entre ces deux films est comme une parenthèse qui se refermerait mais faut-il y croire ? La réponse dans ce brillant documentaire reste ouverte, malgré la volonté affichée du jeune maire John Fetterman de faire venir des entreprises florissantes…
Dans l’un des multiples chefs d’oeuvre de la carrière de Chuck Norris, Portés disparus 3 : Braddock, Jack Rader alias Little John prévient Braddock alias Chuck Norris : » Attention ou vous mettez les pieds ! » La réponse du Chuck est cinglante : » Je mets les pieds où je veux Little John, et c’est souvent dans la gueule « . Ce grand dialogue hautement littéraire reflète certainement la manière dont certains habitants de cette petite ville de Pennsylvanie aimeraient répliquer à tous ceux qui ont mis à mal leur cadre de vie. Pour l’anecdote, c’est à Braddock que fut tourné l’un des meilleurs longs-métrages de George Romero, Martin en 1977 mais aussi, terrible signe, trente ans plus tard, La Route, le film post-apocalyptique adapté du roman de Cormac MacCarthy et réalisé par… John Hillcoat.
Résumé
Soutenu par l’ACID, ce documentaire pédagogique et engagé fut présenté dans le cadre de sa sélection 2013 lors du Festival de Cannes. Preuve du haut niveau de qualité, il était notamment accompagné de 2 Automnes, 3 Hivers de Sébastien Betbeder, La Bataille de Solférino de Justine Triet, Swandown d’Andrew Kötting, Wajma de Barmak Akram, L’étrange petit chat de Ramon Zürcher ou C’est eux les chiens d’Hicham Lasri. Le film de Jean-Loïc Portron et Gabriella Kessler est un grand moment de cinéma et d’histoire contemporaine.