La Fortaleza
Venezuela, Colombie, France, Pays-Bas, 2019
Titre original : La Fortaleza
Réalisateur : Jorge Thielen Armand
Scénario : Jorge Thielen Armand & Rodrigo Michelangeli
Acteurs : Jorge Roque Thielen, Yoni Naranjo, Carlos Medina et Leudys Naranjo
Distributeur : –
Genre : Drame
Durée : 1h49
Date de sortie : –
3/5
Pour le jeune réalisateur vénézuélien Jorge Thielen Armand, le cinéma paraît être avant tout une histoire de famille. Après avoir tourné en 2016 son premier long-métrage La soledad – à ne pas confondre avec le film espagnol du même nom de Jaime Rosales – dans la maison familiale, son deuxième, présenté en compétition au Festival de Biarritz, pousse l’identification avec l’histoire personnelle des Thielen encore plus loin. Car c’est le père du réalisateur qui tient le rôle principal dans cette œuvre expiatoire. Néanmoins, La Fortaleza relève moins du règlement de comptes que de la mise à nu sans fard.
Le portrait globalement saisissant d’un homme au bout du rouleau, parti au fin fond de la jungle dans une mission de sauvetage de son âme digne du colonel Kurtz dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, s’autorise en effet une assez grande liberté de ton pour ne verser ni dans le délire filmique prétentieux, ni dans le constat existentiel déprimant. Il y a certes un peu des deux dans ce film visuellement impressionnant, mais la mise en scène réussit chaque fois in extremis à redresser la barre. Un peu à l’image de ce personnage de père profondément excessif et en même temps investi de quelques vestiges de lucidité, qui rendent son combat pour un peu de sobriété au quotidien oh si tragique.
Synopsis : Après avoir saccagé la voiture de sa mère, Roque est mis à la porte par ses parents. Il décide alors de retourner en Amazonie, où il avait jadis commencé à construire un campement à vocation touristique. Mais des années plus tard, ce refuge est dans un aussi piètre état que son propriétaire. Tôt ou tard à court d’argent et en proie à ses vieux démons de dépendance à l’alcool, Roque propose ses services à son vieil ami Yoni, qui exploite une mine d’or dans la forêt sauvage.
Histoires de l’eau
De l’eau, de l’eau et encore de l’eau. Elle coule effectivement à flots tout au long de La Fortaleza. Dès le premier plan du film, puis à intervalles réguliers, comme si le personnage principal voulait se fondre dans cet élément vital, afin de disparaître à jamais dans l’immensité des fleuves de l’Amazonie. Heureusement, le propos de Jorge Thielen Armand ne va pas aussi loin dans la simplification symbolique. Car même si Roque débarque dans le récit un peu comme l’homme tombé du ciel à qui David Bowie avait su conférer une étrangeté si singulière chez Nicolas Roeg, il ne tarde pas à se retrouver face à un dilemme beaucoup plus terre à terre : celui d’un homme qui fait figure de maillon faible au sein d’une famille ne sachant plus comment gérer son penchant pour l’autodestruction. A ce titre, la confrontation avec ses parents au début du film est aussi gênante que les retrouvailles par vidéo-conférence interposée avec son fils – le réalisateur dans son propre rôle – s’avèrent un point final très cohérent dans ce projet de film en guise de rapprochement intergénérationnel.
Or, il n’y a pas que de l’eau pour enrichir l’esthétique de ce film de festival … dans le sens qu’il est tout à fait représentatif des talents qui peuvent se cacher même dans des pays aussi durement éprouvés d’un point de vue économique que le Venezuela, sans pour autant paraître clairement viable pour une forme d’exploitation plus commerciale. La mise en scène sait tirer un profit maximal des paysages majestueux, depuis les hauts plateaux rocailleux jusqu’à la brousse inextricable dans laquelle le protagoniste a tendance à se perdre corps et âme. Cette acuité en termes de composition de l’image, de beauté plastique remplie de sens, elle préserve plus qu’une fois la narration de tourner en rond. L’intrigue minimaliste avait en fait besoin d’un tel traitement d’approfondissement par la forme. Sans lui, elle aurait couru le risque de sombrer dans l’anecdote personnelle, indiquée ici par l’inclusion fort ponctuelle de photos de famille.
De l’or pour les pas si braves
Seul le lien à fleur de peau entre le fils / réalisateur et son père / acteur – a priori amateur – a pu rendre possible une interprétation aussi passionnément hantée que celle de Jorge Roque Thielen. Plus si jeune et pourtant incapable d’assumer quelque responsabilité que ce soit, cet homme nous emmène dans un trip entre le cauchemar et la réalité guère plus reluisante. L’équilibre délicat entre des actes de folie, voire des délires proches de l’hallucination souvent associés à des réveils à moitié éveillés dans le hamac, et la prise de conscience irrévocable que sa vie est foutue garantit alors un flux narratif à peu près organique. Toutefois, le fil conducteur du récit demeure avant tout instinctif, selon les états d’âme intrinsèquement instables du père.
Ainsi, il est inutile de chercher une quelconque raison ou logique dans son comportement imprévisible. L’alcool y tient toujours le dessus, même quand il aura retrouvé un semblant de normalité à la fin du film, au prix de sa barbe qui lui avait conféré jusque là un petit air d’aventurier machiavélique. Son mouvement au fil du scénario rudimentaire décrit un cercle vicieux. Ce dernier est plus imaginaire que réaliste, mais en tout cas hermétiquement fermé à quelque prise de conscience salutaire sur la durée que ce soit. Les mauvaises fréquentations qu’il reprend sans tarder, néfastes du côté du maître roublard de la mine, déjà un brin plus lumineux auprès de Leudys et de son fils, finissent par l’enfoncer dans une forme de solitude terne et répétitive. Aucune délivrance de sa malédiction d’ivrogne n’est par conséquent à espérer, si ce n’est la subtilité avec laquelle son fils la conte en de belles images cinématographiques.
Conclusion
Nous ne resterons malheureusement pas assez longtemps dans la belle station balnéaire de Biarritz pour y découvrir d’ici quelques jours le documentaire El Father plays himself de Mo Scarpelli, projeté en fin de festival. Cela aurait pu être l’occasion idéale d’une mise en abîme supplémentaire, presque à la hauteur d’une poupée russe géniale avec la réalisatrice du making of détourné qui observe le fils filmer son père. Mais même sans ce rajout d’un récit cadre, La Fortaleza est plutôt digne d’intérêt. Car le deuxième film de Jorge Thielen Armand fait preuve d’une hardiesse dramatique impressionnante, parfois à bout de souffle, quoique au moins autant de fois souverainement à la hauteur de ses ambitions !