Rien à foutre
Belgique, France, 2021
Titre original : –
Réalisateurs : Emmanuel Marre et Julie Lecoustre
Scénario : Emmanuel Marre, Julie Lecoustre et Mariette Desert
Acteurs : Adèle Exarchopoulos, Mara Taquin et Alexandre Perrier
Distributeur : Condor Distribution
Genre : Drame
Durée : 1h56
Date de sortie : 2 mars 2022
3/5
Le titre fait figure de programme dans ce premier long-métrage belge, présenté l’été dernier dans le cadre de la Semaine de la Critique à Cannes, puis au Festival d’Albi. Pourtant, il n’y a rien de spécifiquement agressif dans cette illustration filmique d’un immense ras-le-bol, juste l’indifférence d’une jeunesse en roue libre. Car la lassitude précoce par laquelle se définit l’héroïne de Rien à foutre est avant tout celle de sa génération. Le personnage a beau avoir quelques casseroles personnelles à traîner derrière lui, son flottement existentiel nous paraît symptomatique de cet âge ingrat, vers la fin de la vingtaine, lorsque les premières désillusions réduisent considérablement le champ des possibles. Des rêves, cette jeune femme interprétée avec une grande fragilité par Adèle Exarchopoulos n’en a qu’un seul, jugé inatteignable. Dès lors, elle se conforme à peu de choses près au cliché ambulant de l’hôtesse de l’air, sans attache, ni profondeur.
Or, la mise en scène de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre ne dessine guère ce cadre professionnel comme un enfer auquel il serait impossible de se soustraire après y avoir trop longtemps goûté. Ni comme le paradis du bling-bling, où le fait de changer de destination à un rythme effréné équivaudrait à un épanouissement personnel digne de la publicité la plus superficielle. Non, leur constat social va bien au delà, puisqu’il distille savamment l’effet d’usure que la routine du déplacement constant exerce sur leur personnage principal, lui aussi en panne de repères.
Le retour aux sources familiales dans la deuxième partie du film n’y opère alors point en tant que passage libérateur, afin de sortir in extremis du tunnel de la surchauffe professionnelle. Au contraire, il a pour vocation de propulser cette déracinée encore plus loin de chez elle, quitte à se prendre le prochain mur insoupçonné, quoique parfaitement dans l’air du temps.
Synopsis : Sans grande conviction, Cassandre travaille depuis quelques années comme hôtesse de l’air dans la compagnie low-cost Wings. Elle vend suffisamment de produits à bord pour faire oublier à ses supérieurs ses petits écarts de conduite. Basée avec ses collègues aux Canaries, elle enchaîne les vols, tout en cultivant l’espoir illusoire de décrocher un jour un poste chez Emirates. Cette vie instable et dépourvue de responsabilités devient de plus en plus difficile à mener, au fur et à mesure que l’étau de l’ambition imposée se resserre autour de Cassandre.
En dessous des nuages
Les meilleurs portraits d’une époque sont ceux qui se contentent d’observer, au lieu d’asséner à tout prix leur message. Ainsi, Rien à foutre en dit beaucoup sur le désarroi de la jeunesse d’aujourd’hui, sans pour autant s’improviser en leçon de morale à donner. Ce regard sans jugement, il correspond admirablement à l’attitude du personnage principal. Indifférente à tout ou presque, Cassandre est le genre de fille qui se laisse faire ou, plus précisément, qui nage dans le sens du courant sans faire de vagues. Elle n’est pas une profiteuse et encore moins un petit grain de sable dans un système économique extrêmement avare en états d’âme. En somme, si elle a choisi ce poste guère glorieux d’hôtesse de l’air tout en bas de l’échelle sociale, c’est pour se faire oublier, voire dans une certaine mesure s’oublier elle-même.
Néanmoins, parfois à son corps défendant, elle se conforme à l’obligation d’asservissement qui caractérise hélas de plus en plus la vie à notre époque. Tandis que la plupart de ses collègues – interchangeables d’escale en escale – ne connaissent même pas son prénom, elle suit sans broncher dans son rare temps libre le rite peu valorisant de la séduction virtuelle. Plus aucune place n’est allouée alors à une communication tant soit peu profonde. Et quand la responsable nouvellement promue ose enfin prendre l’initiative d’écouter sincèrement une passagère dans un état de détresse affective encore plus aigu que le sien, elle ne tarde pas à se faire réprimander par sa hiérarchie.
Auparavant, la séquence sans doute la plus révélatrice de cette philosophie hypocrite du service artificiel montre les postulants au rang de chef de cabine se succéder dans des vidéos d’annonce de bienvenue. A leur fin, ils doivent sourire chaleureusement pendant au moins trente secondes. Un exercice auquel Cassandre échoue bien sûr lamentablement.
Peut-être
Car au début de cette fuite en avant à bord d’avions peuplés de clients plus ou moins infectes se trouvait un drame personnel que le récit a la sagesse de laisser longtemps dans le flou. Il est certes évoqué rapidement tout au début du film, dans le contexte de confidences enivrées que l’on peut prendre pour argent comptant ou pas. Mais par la suite, son souvenir fait davantage office de piqûre de rappel aussi douloureuse qu’éphémère, avant le prochain cycle de travail éreintant. Ce n’est que dans le sillage de la faute professionnelle de trop que Cassandre sera obligée d’y faire face, auprès de sa sœur et de son père qui ont également du mal à tourner la page.
Le décalage entre ces deux mondes, celui du faire-semblant à l’international où les problèmes privés n’ont pas leur place et celui du faire-semblant de la province belge où il suffit de rouler en Mercedes pour impressionner les clients, reste infranchissable.
Hors de son bureau avec vue sur le tarmac, le personnage principal est comme en errance. Il a du mal à maîtriser l’espace, à savoir quel objet garder, à ne pas retomber dans les mêmes vieux travers de la façade étincelante afin de s’assurer un avenir professionnel plus radieux. Ce dernier, Cassandre pense l’avoir trouvé enfin à l’autre bout du monde. Sauf que ce nouveau point de chute, malgré sa surface spectaculaire faite de gratte-ciel illuminés et de jeux d’eau, porte d’ores et déjà en lui les signes de la crise à venir. De toute façon, selon la logique implacable d’une misère sociale finement conjuguée ici, pour des femmes au parcours émotionnel si chahuté, le futur ne réservera en toute probabilité que d’autres épreuves à traverser …
Conclusion
Après son passage hystérique chez Quentin Dupieux, nous sommes ravis de retrouver Adèle Exarchopoulos dans un emploi infiniment plus sobre dans Rien à foutre. En effet, ce beau conte social lui permet de briller dans un rôle subtilement à fleur de peau. Car en dessous d’une couche épaisse de flegme fatigué, son personnage ne trouve nullement son compte dans ses choix de vie faussement faciles. La réalisation en tandem de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre y veille à ce que le propos ne soit jamais bassement cinglant ou dégradant. Par la même occasion, elle assure une prise sur le vif des nombreux aspects contestables de notre civilisation, foncièrement vendue au plus offrant.